Je ne veux pas être euthanasiée
par alinea, 06/04/2016, extraits
Je voudrais juste faire un petit avertissement au sujet du texte que je vais écrire ; c'est moi, ma vie, mon passé, mon expérience, ma philosophie, ma sagesse ou ma folie, qui l'écrivent. Ce n'est pas une croyance et en aucun cas un motif de militantisme ; je vais l'écrire le plus clair,- donc peut-être le plus dur aux yeux de ceux qui ne sont pas de mon avis-, juste pour être bien comprise, en aucun cas je ne juge ni ne condamne, bien évidemment. Je ne ferai part d'aucune interrogation, mais de mon étonnement. D'autres parts, le prétexte aujourd'hui d'aborder ce sujet, qui ne m'obsède ni ne me touche personnellement en ce moment, mais qui, depuis longtemps me poursuit, est le texte de Gabriel ; mais tant d'autres avant lui.
La première mort qui m'a frappée en plein visage est celle de mon petit ami mon amoureux, quand j'avais dix-sept ans ; il fut tué sur la route et à l'ami qui le suivait, en mobylette, il a dit : merde alors, juste avant de s'éteindre. Depuis, ils jalonnent ma route avec cependant de longues pauses tranquilles.
Mais l'agonie que j'ai suivie de près, est celle de mon père ; mes trois sœurs et moi nous sommes mobilisées pour, pendant deux mois, être à deux, toujours auprès de lui. Il est mort d'un cancer au cerveau. Ce furent les moments les plus vivants, dépouillés des scories de l'ordinaire, les plus riches, les plus chaleureux qu'il m'aient été donnés de vivre. Et à nous tous. Et nous passions par dessus les déliquescences d'un corps qui ne se maîtrise plus. Il disait : je sens la mort qui rôde.
J'ai suivi de très près, de près, de moins près ou de plus loin l'agonie d'êtres chers, mais aucun n'a demandé l'arrêt de ses souffrances et de ses décadences.
D'abord cela : ils sont une minorité à vouloir l'artifice de la chimie pour en finir.
Je vais donc rebondir sur cet artifice. Je ne vais pas m'attarder sur le sursis que donne la médecine moderne sauf peut-être à dire qu'il est normal de faire tout pour faire vivre ; ne serait-ce qu'encore un peu. Normal, puisque c'est comme ça aujourd'hui, il n'y a pas si longtemps, cela ne venait à l'idée de personne. Ainsi, la question de vouloir mourir artificiellement est une question extrêmement récente et c'est bien naturel que nous n'ayons pas de réponses immédiates à ce problème.
Je suppute que ceux qui veulent en finir sans souffrances, qui veulent en finir dignement - et je voudrais que l'on m'explique ce qu'est la dignité- ont usé de cette chimie, de cette médecine, aux moindres maux vécus. Je ne vois pas d'autre explication à vouloir, le moment crucial venu, finir en artifice ; c'est sans doute que l'animalité depuis longtemps les avait fuis.
Si l'on considère que la vie, la moindre vie sur terre s'inscrit infimement dans le grand Tout, s'y incluant, les choses se passent comme pour tous. Mais notre modernité a changé la donne, elle nous a promus maîtres, supérieurs et plutôt que nous rendre forts, a masqué notre fragilité. Nous faisons tout pour sauver une vie ici, et tout ailleurs pour en détruire. Nous n'étant pas même.
Nous ne sommes pas égaux devant la souffrance ; ceux qui l'ont évitée, ou qui l'ont repoussée ne sont évidemment pas prêts à la vivre. La vie, la souffrance et la mort, mais la joie, le repos, la satisfaction, sont une seule et même chose. Depuis que l'homme est sur terre, ça ne fait pas cinquante ans que l'on fait croire que ce n'est pas le cas. Et c'est si commode que beaucoup l'ont cru. Je fais partie de ceux qui ont beaucoup souffert, physiquement, moralement, psychiquement ; je ne souhaite ça à personne, d'autant plus que cela fait peur et isole, mais cela explique sans doute ma vision. J'ai plus souffert que mes amies mortes jeunes de cancer, c'est incroyable, mais il faut le dire. La souffrance et la mort ne sont pas jumelles. Et c'est peut-être quand elles le deviennent que les choses se cristallisent ; ça, je ne le sais pas mais je sais que la souffrance est aussi la vie. ...
Mais si je dis que je ne veux pas me faire euthanasier, c'est que si c'est c'est la médecine qui me prend en charge, c'est que j'aurai perdu la tête. C'est possible, un AVC, tiens. Mais je ne le crois pas, je souhaite sentir le moment venir et je mourrai seule ; dans la montagne sera le mieux, ce serait si logique, moi toujours en dehors de nos civilités. Mais je sais que ce n'est pas une question de volonté.
Je n'aime pas qu'on mêle la politique à notre animalité, je n'aime pas qu'on mêle la justice à notre intimité, mais je constate que la plupart s'y plie. Et je pense que c'est là que le bât blesse.
Soit on est seul, soit on est entouré, on meurt comme on est. Si on s'assume en tant que vivant, on ne divorce pas devant les tribunaux, on ne meurt pas dans les hôpitaux. Or c'est le lot commun. Cette distorsion, entre la vie éternellement renouvelée et les us et coutumes d'une société étriquée, force forcément les contraires. On est adapté et, ne voulant pas périr après ce que l'on veut bien voir comme une décadence, on va se faire, contre quelques milliers d'euros, suicider en Suisse. Pourquoi ne pas le faire chez soi ? Comme Debord, comme Gorz ? Pour ne parler que des célèbres.
Pourquoi accepter les soins et vouloir qu'on les interrompe ? Parce que l'inconscient n'est pas en accord avec le conscient, et c'est un drame.
Une amie est morte six mois après avoir baissé les bras, baissé les armes d'un combat qui a duré plus de trente ans. Une vie. Je ne sais rien de sa fin, mais je sais qu'on a respecté son choix. D'autres se sont laissé mener jusqu'au bout, chambre stérile, soins palliatifs. C'est en l'être profond du malade que se tapit le refus de vivre jusqu'au bout, de vouloir faire interrompre. Je suppose que depuis que le monde est monde, des millions de souffrants ont prié Dieu pour qu'il abrège leurs souffrances, et Dieu s'est exécuté, mais tard, très tard souvent. Et on voudrait qu'un humain s'exécute au premier souhait ?
La question est sérieuse : l'Homme est-il plus que Dieu ?
Je n'ai aucune réponse à cela, je sais ce que je veux pour moi, mais je suis bien portante. Mais dans la continuité de mon existence, je ne demanderai rien à personne, c'est l'évidence. Je sais que jamais je ne pourrais achever un mourant aussi, jamais je ne le demanderai. Mais j'ai vécu aussi des souffrances délires où ce genre de suppliques me servaient de mantra.
Se donner la mort est une violence dont on n'est pas capable, normalement ; mais comment peut-on être capable de toutes ces paperasseries, ces déboursements, aller s'asseoir où on nous dit, entendre une musique qu'on aime - laquelle emportera-t-on- et savoir qu'on ne sentira rien mais qu'on ne ressortira pas ; pour moi, c'est hallucinant. Et pourtant j'ai envie de faire pareil, mais toute seule, et dans la montagne, et avoir tout le temps de m'éteindre, mêlée au monde que j'aime.
Il n'y a pas de résolutions politiques aux problèmes de l'intime quels qu'ils soient, car il y a une main qui remplira la seringue et il faut que cette main soit humaine puisqu'elle soigne, et si elle est humaine, c'est elle qui choisira. Mais quel choix ? Qui est cette main ? Une qui se fait payer pour débarrasser le vieux et qu'on ait l'héritage ? Une qui pense que Dieu y pourvoira, ou une qui pense que c'est injuste de traîner comme ça parce qu'un homme ça se tient droit ?
Pourquoi un homme devrait-il se tenir droit en toutes circonstances ? Parce qu'on l'a aimé comme ça ? Et parce que le voir devenir chose jette l'effroi ?
Quand on souffre on n'est pas droit, on est laid, on sème l'effroi. La morphine, ça se dose, approximativement, qui l'ose ? Et pourquoi ? Tout ça dépasse les lois.
On nous a raconté tant d'histoires qui nous donnaient tant d'importance et tant des responsabilités. On nous a fait croire à tant de confort, de douceurs mérités. On nous a parlé de dignité, de force et de beauté plastique, on a caché nos vieux, nos handicapés, nos hystériques, mais il y a tellement d'humanité dans la fragilité d'un vieux alité, qu'une main sadique tourmente, dans le regard perdu d'un fou que la souffrance absente, il y a tellement de tendre beauté dans cet abandon confiant en ces mains étrangères, que le cœur me fend si je pense à mon père. Savoir ce que l'on est et ce que l'on sera et se souvenir des vieux d'autrefois.
Écrire tout ça et tous mes morts revivent.
Source : agoravox.fr