Dans une lettre à l'écrivain Georges Bernanos, la philosophe Simone Weil partage son inquiétude devant la capacité de l'être humain immoral à tuer un semblable catégorisé sans valeur.
Nous sommes en 1938, elle rentre d'Espagne où la guerre civile fait rage faisant des centaines de milliers de morts. La question ici n'est pas politique mais morale. Ce texte, elle aurait pu l'écrire face à n'importe quelle guerre, face à n'importe quelle atrocité.
Et aujourd'hui, ne sommes-nous pas devant une atrocité similaire quand il s'agit de tuer ceux dont la société a décrété qu'ils n'ont "nulle valeur" ?
Ceux qui n'ont rien fait d'autre que de vieillir ou d'être handicapés ?
Si une catégorie pré-établie d'être humain perd son droit intrinsèque à la vie, plus rien n'a de sens. C'est l'humanité toute entière qui perd sa finalité, qui perd son droit à la vie. Aujourd'hui lui, demain vous.
Et ces limites si nécessaires à l'être humain, ce "tu ne tueras pas" qui structure toute notre législation, si la société en vient à "passer outre", plus rien n'arrêtera la tuerie.
Ce texte de Simone Weil est à méditer, aujourd'hui peut-être plus que jamais. Pour rester des hommes, tout simplement.
"J’ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d’êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n’est rien de plus naturel à l’homme que de tuer.
Quand on sait qu’il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni le blâme, on tue ; ou du moins on entoure de sourires encourageants ceux qui tuent. Si par hasard on éprouve d’abord un peu de dégoût, on le tait et bientôt on l’étouffe de peur de paraître manquer de virilité.
Il y a là un entraînement, une ivresse à laquelle il est impossible de résister sans une force d’âme qu’il me faut bien croire exceptionnelle, puisque je ne l’ai rencontrée nulle part. J’ai rencontré en revanche des Français paisibles, que jusque-là je ne méprisais pas, qui n’auraient pas eu l’idée d’aller eux-mêmes tuer, mais qui baignaient dans cette atmosphère imprégnée de sang avec un visible plaisir. Pour ceux-là je ne pourrai jamais avoir à l’avenir aucune estime.
Une telle atmosphère efface aussitôt le but même de la lutte. Car on ne peut formuler le but qu’en le ramenant au bien public, au bien des hommes – et les hommes sont de nulle valeur."
S. Weil