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Antoine ou la vie entre deux rives

par Delphine Saubaber, 06/01/2015

A l'heure où, au terme d'une bataille déchirante, l'affaire Vincent Lambert est sur le point d'être arbitrée par la justice européenne, d'autres familles veillent sur un proche en état de conscience minimale. Comme les Petit, dont le fils a été fauché sur la route il y a douze ans. 

Ce matin de novembre ressemble à une fin de jour sur le Pas-de-Calais. Il fait gris, l'horizon est borné, le ciel crache des trombes d'eau sur Oignies, 10 000 habitants. Un peu à l'écart de la rue principale, une grande maison de briques rouges. Et, dans l'entrebâillement de la porte, un sourire, immense. Corinne. "Excusez-moi, on est en retard, ce matin!" 

Des évènements qui vous découpent à même la chair

Elle a déjà filé pour retourner près de lui, dans la chambre. "Ça va comme ça, Antoine?" Du salon attenant, où stationnent un lit reconverti en table de kiné et des étagères pleines de jeux, on ne voit qu'un harnais, suspendu à un rail coulissant au plafond, et, à l'intérieur, une silhouette recroquevillée, jambes dehors, tendues à l'horizontale. Des teintes douces tapissent la chambre, bleu et jaune. Une grande baie vitrée ouvre sur le jardin. "Attends, Antoine, j'avance le fauteuil, reprend Corinne. Le dos, ça va?" La question retombe dans le silence. Cela fait douze ans que Corinne Petit n'a plus entendu la voix de son fils. 

Dans une vie, il arrive parfois des événements qui vous découpent à même la chair, vous confrontent à un abîme de questions auxquelles on n'aurait jamais pensé devoir répondre un jour. 

C'est ce qui est arrivé aux proches de Vincent Lambert, dont l'existence végétative, devenue si médiatique et passionnelle, est finalement "jugée" le 7 janvier, par la Cour européenne des droits de l'homme, après un ultime recours des parents. C'est ce qui est arrivé, d'une autre manière, à la famille Petit, père médecin, mère animatrice en gériatrie, trois enfants joyeusement élevés pour prendre le large, le moment venu. 

L'impression d'être jugés, condamnés d'avance

Avec l'"affaire" Lambert, Corinne et Philippe, 52 et 55 ans, ont été assaillis par les médias - lui est administrateur à l'Union nationale des associations de familles de traumatisés crâniens et cérébro-lésés (UNAFTC). Jusqu'à présent, leur pudeur avait toujours fait barrage. La pudeur et l'impression d'être jugés, agressés, condamnés d'avance par une société de bien portants pour laquelle "une personne n'ayant plus ses capacités physiques et cognitives n'est plus humaine et n'a donc plus qu'une issue, mourir", dit Philippe, colère à fleur de mots. Dans le grand salon, le temps semble flotter. Enfoncé dans le canapé, mains jointes derrière la tête, il en convient: "Comment se représenter soi-même dans un tel état? C'est impossible. On se dit que c'est ce qui peut arriver de pire. Nous avons simplement choisi d'emprunter avec notre fils un autre chemin, celui de la vie." 

On l'appelait "Moustique". C'était un gamin comme les autres, Antoine, un poil cabochard sous sa bouille blonde, qui s'amusait à faire cuire tous les oeufs de sa mère quand elle voulait faire un gâteau - Corinne ouvrait sa boîte et n'y trouvait que des oeufs durs! Un feu follet qui gigotait en classe, se chamaillait avec Pierre, son grand frère. 

Cette année-là, justement, ce dernier rentrait à la fac, les parents l'aidaient à s'installer. C'était le dernier weekend de l'été. Ce 31 août 2002, la voiture est pleine à craquer des affaires de Pierre. Corinne et Philippe sont prêts à partir pour Compiègne. Antoine, le petit dernier de 14 ans, n'a aucune envie de les accompagner. Il préfère aller passer le week-end chez son cousin, à dix minutes de là. 9 heures. Il enfourche son vélo. Corinne le tire par la manche: "Viens me refaire un bisou, on ne sait jamais." Elle ne lui dit jamais ça, d'habitude. Une demi-heure plus tard, elle et Philippe quittent à leur tour la maison quand, à la sortie d'Oignies, ils tombent sur les pin-pon, l'ambulance, les pompiers. Et une basket d'Antoine, sur la chaussée. 

Etat végétatif chronique

La suite fait passer toute leur vie à la lessiveuse. "Traumatisme crânien très sévère, il y aura de graves séquelles", leur annonce un neurologue, aux urgences, à Lille. Corinne se raidit: "Si mon fils doit rester comme un légume, je préfère que vous le laissiez partir." C'est la seule et dernière fois qu'elle aura cette pensée. Durant les trois mois de coma en réa, elle et son mari se retrouvent chaque jour, une heure, au pied du lit d'Antoine, durant les créneaux imposés. Le masque, la blouse, les bips-bips. "Pendant cette période, je lui ai massé les pieds et les jambes, les seules parties qui n'étaient pas branchées." Assise face à son fils aujourd'hui âgé de 26 ans, Corinne replonge dans ses souvenirs d'une voix neutre, tout en lui étirant doucement les doigts, rétractés, pour les faire travailler. Le stimuler, en permanence, sans trop demander à un corps fragile. Lutter, tout le temps, contre cette "spasticité" due aux séquelles neurologiques.  

"Dans la salle d'attente, toutes les familles étaient dans la même incertitude. Les quinze premiers jours, on se demande: est-ce qu'il va vivre?" Puis l'oxygène a été débranché. Et Antoine s'est remis à vivre, seul. Mais à l'époque, il ouvre à peine les yeux. Il ne réagit à rien. Le transfert en unité d'éveil de coma, à Berck, est difficile. Des suées, des crises de spasmes. "Un bout de bois, jambes tendues... C'était impressionnant", murmure Corinne. Berck est à deux heures de route. Toute la famille se relaie au chevet d'Antoine. Au bout d'un an, l'adolescent ressort avec une lettre diagnostic: "état végétatif chronique[EVC]". 

Corinne et Philippe ont de la famille à Bordeaux, ils emmènent leur fils consulter là-bas. Le bilan, cette fois, est entre l'EVC et l'"état pauci-relationnel" (EPR; du latin pauci, un peu). "La frontière est très ténue. Mais on parle là de signes de communication: tourner la tête quand il y a un bruit, une odeur, réagir à une présence", explique Corinne. Dès lors, la question se pose: où placer Antoine? En 2002, ont été créées des unités hospitalières dites EVC-EPR, environ 1 500 lits. Jusqu'alors, rien n'était prévu pour les personnes plongées dans ces états après un accident de la route, une attaque cérébrale ou un autre drame de la vie. 

"Je voulais un projet de vie, pas du gardiennage"

"Je suis allée visiter trois de ces unités, dit Corinne. C'était la nutripompe et le lit toute la journée. Elles ont le grand mérite d'exister et certaines ont évolué, depuis. Mais, pour vivre, on a besoin de sensations, d'émotions, de chaud, de froid... Il était impensable pour nous d'y laisser Antoine." Le temps de s'organiser, d'aménager le domicile et, pour Corinne, de s'arrêter de travailler, Antoine est de retour chez lui en 2004. 

Dans son appartement attenant à la maison familiale, tout a été conçu en fonction de son handicap. La hauteur du miroir, le lit plastifié pour la douche, la table de verticalisation qui sert à le mettre "debout", les éducateurs, le jour, les assistantes de vie, la nuit, pour le tourner toutes les deux heures et éviter les escarres. Les sorties kiné, les ateliers de musicothérapie ou de sophrologie ponctuent la semaine. "Je voulais un projet de vie, pas du gardiennage devant la télé. L'indemnisation touchée après l'accident nous l'a permis, mais toutes les familles n'ont pas cette chance. Elles n'ont pas non plus forcément la volonté ni la possibilité de garder leur proche chez elles. Dans ces situations, chacun fait ce qu'il peut." 

Corinne passe les trois quarts de son temps entre la gestion du personnel et des activités d'Antoine, et les moments où elle s'occupe de lui. "En dix ans, j'ai embauché 76 personnes!" Certaines restent une journée, d'autres cinq ans. Entre une démission et un recrutement, comme en ce moment, elle gère tout toute seule. L'"intermède" peut durer un mois. Elle s'avoue "un peu" fatiguée. Mais elle n'en dira pas plus. Corinne ne se plaint jamais. Un jour, son fils est parti dans un monde un peu parallèle, comme on cesse de lire un livre. Mais il est vivant. 

Un silence désarmant, des signaux à décoder

Depuis quelques années, Corinne, Philippe et leurs deux autres enfants ont vu renaître quelques émotions sur le visage d'Antoine, appris à décoder son nouveau langage, à lui poser des questions auxquelles il répond, ou pas. Au début, ce n'est rien. Des yeux qui papillonnent un peu moins que d'habitude. Un battement qui apparaît dans la pulpe des doigts. Des pieds qui se lèvent presque au moment où Corinne le demande pour lacer les chaussures, et non plus une minute après. Un mouvement du bras gauche, le dessin léger d'un sourire, d'une angoisse, un regard plus appuyé. Comme là, en ce moment, à la table de la cuisine. Corinne a fini de l'alimenter. Elle s'empare de l'ardoise, sur le buffet. "Confiture/sucre/chocolat", écrit-elle. "Antoine, tourne ton regard vers ce que tu choisis pour le yaourt." 

Lentement, très lentement, dans son fauteuil, Antoine tourne sa tête. Semble hésiter. S'arrête sur la confiture. Son choix paraît fixé. Hier, il n'a pas réagi quand sa mère lui a demandé s'il voulait aller choisir les cadeaux de Noël à Douai. Le silence est désarmant. Faut-il, pour autant, chercher à l'habiter? "Au début, la perte de la communication m'a posé beaucoup de questions, confie Corinne, pensive. Est-ce qu'Antoine communique? Est-ce que ce que je vois est vrai? Et puis, j'ai choisi de vivre au fil de son état, sinon ce n'est pas tenable. Il y a des familles que ça angoisse de ne pas savoir. Moi, je n'essaie pas d'interpréter ce qu'il a en tête. Je lui dis: Dis ce que tu penses. Et j'attends." Ce jour-là, devant nous, quand elle le voit esquisser un geste, elle interroge, timidement: "Je n'ai pas rêvé?" Un peu plus tard, elle dit, simplement: "Je ne sais pas ce qu'il pense, ce qu'il perçoit des choses." 

"Est-ce que ce que je fais pour mon fils est bien pour lui ?"

Il est 18h30. La nuit enveloppe la maison. Philippe vient de rentrer de Paris, où il travaille. Il arrive dans la chambre d'Antoine, allongé sur son lit. "Comment ça va, champion?" Antoine redresse son visage, plonge ses yeux dans ceux de Philippe, se met à souffler, de plus en plus bruyamment. Et là, soudain, dans ce regard sans fin qu'il échange avec son père, les mots qu'il n'a plus semblent se cristalliser tous ensemble. 

Philippe revient de loin, lui aussi. Quand Corinne, qui a connu plusieurs traumatisés crâniens dans sa famille, a toujours accepté "la vie telle qu'elle est, tant qu'elle se poursuit", lui, au début, a eu beaucoup de mal à admettre l'état de son fils. Renoncer à l'enfant qu'il avait été, à l'adulte imaginaire qu'il ne serait jamais. Puis il a cheminé, pour l'intégrer dans son vécu et vivre aujourd'hui taraudé en permanence par deux questions, qu'il confie tendrement: "Est-ce que la vie de mon fils a un sens? Est-ce que ce que je fais est bien pour lui, de son point de vue à lui? Les deux sont absolument nécessaires puisque, pour une grande part, ce n'est pas Antoine qui détermine sa vie, c'est nous." Chaque fois que Philippe discerne une manifestation de plaisir chez son fils, à la vue de son frère, de sa soeur, de ses neveux, de ses copains qui viennent encore le voir ou lui envoient des cartes postales qui habillent un mur, alors la réponse est doublement oui et "ma journée s'éclaire", dit-il. Avant d'ajouter, d'une voix sourde: "Je sais, parler comme ça, aujourd'hui, c'est passer pour des militants de la vie à tout prix, des intégristes catholiques. Manque de bol, nous ne sommes ni l'un ni l'autre." L'affaire Lambert, traitée "comme un fait divers sur la fin de vie", est venue les "percuter" de plein fouet, rendant inaudible tout autre choix. Corinne et Philippe ne sont ni pour ni contre l'euthanasie. Si, un jour, Antoine va plus mal, "alors nous prendrons une décision ensemble, pour ne pas poursuivre ce qui serait déraisonnable". Simplement, il n'est pas question de laisser à la médecine ce choix ultime, comme le permet la loi Leonetti. Philippe, lui-même médecin, s'emporte: "Je suis révolté par la toute puissance du corps médical, qui peut décider, aujourd'hui, d'arrêter une vie, comme dans le cas de Vincent Lambert, sans que les parents aient été prévenus." 

"Le plus dur, c'est le regard que la société porte sur ces gens"

Cette toute-puissance a fait dire, un jour, à un neurochirurgien, à propos d'Antoine: "Que voulez-vous que je vous dise ? Il a le cervelet d'une personne de 70 ans et, avec ses lésions, il ne portera jamais rien à sa bouche." Mais il y a bien d'autres mots qui blessent. "On me dit que je dois faire mon deuil de l'enfant qu'Antoine a été. C'est à la mode, cette expression, dit Philippe. Mais comment faire son deuil de quelqu'un qui est en vie?" A son côté, Corinne murmure: "Pour moi, le plus dur, c'est le regard que la société porte sur ces gens qu'elle voit comme des zombies, des sous-hommes." Les très grands dépendants, et pas seulement les EVC, n'auraient-ils pas, eux aussi, le droit d'exister? Corinne parle encore de cette impression permanente de devoir se justifier, des regards lourds de certains amis qui pensent qu'elle interprète, des lamentations compatissantes. Un jour, neuf mois après l'accident, Corinne a reçu un coup de fil, celui d'une dame, très agitée. Ce 31 août 2002, elle était en voiture derrière Antoine, elle l'a vu voltiger comme un fétu de paille au-dessus de la route, rebondir plusieurs fois sur la chaussée. Depuis, ses nuits étaient devenues des cauchemars. Du chauffard, Philippe et Corinne n'ont jamais rien su et jamais rien cherché à savoir. 

Le réconfort, les joies, les Petit les trouvent dans les mille petites choses de la vie, le rire, les sorties au cinéma, à la piscine, les weekends handiski, les projets en pagaille. Après quinze jours au Québec pour aller voir le grand frère, il y aura sans doute les Saintes-Maries-de-la-Mer cette année, avec les petits-enfants, le réaménagement du camping-car pour Antoine. Reste la question de l'avenir. "A 70 ans, on ne pourra plus assumer, soupire Corinne. Il faut que nous ayons trouvé une solution d'ici à cinq ans, peut-être une maison partagée avec d'autres personnes comme lui?" Au moment où Corinne prononce ces mots, Antoine tourne la tête sur le côté, loin, très loin, le visage froissé, comme s'il ne voulait pas entendre. Que pense-t-il, en cet instant? Philippe: "Il n'aime pas qu'on en parle." Et de conclure: "Nous n'avons pas choisi ce qui nous est arrivé. Mais nous vivons avec et, à beaucoup d'égards, Antoine a donné un sens à notre vie".

Source : lexpress.fr