Les assourdissants remerciements de Madame T.
par Bertrand Galichon, 14 octobre 2014
Par une belle journée, cet été Madame T est arrivée discrètement dans le service accompagnant son mari encore jeune pour une très probable pneumopathie. Depuis vingt ans, sans grandes aides extérieures, elle prend soin de son mari atteint d’une maladie dégénérative. Voilà quinze ans que cet homme, nourri par sonde gastrique, ne peut plus communiquer avec sa femme. Les mouvements de paupières qui permettaient encore une relation ténue mais bien réelle ont disparu. Et depuis quinze ans aucune parole, aucun regard échangés ne relient ces deux êtres. Pourtant, l’amour que donnait cette femme à son mari nous sauta aux yeux par les mains portées sur ce corps. Plus extraordinaire, cet homme durant toutes ces années n’a eu aucun des stigmates de l’alitement permanent : pas d’infection urinaire, pas d’escarre, pas de phlébites, pas de…. Cet homme a pu bénéficier, en tout et pour tout, de deux séjours de quinze jours en unité de soins palliatifs pour permettre à sa femme de se poser.
Dès son arrivée, nous avions invité Madame T à ne pas tenir compte des heures de visites dans le service la laissant libre de ces faits et gestes. Nous lui disions ainsi que sa présence était la clef de voûte des soins que nous pouvions donnés à son mari. Le lendemain de son admission, je viens faire connaissance de Monsieur T. Sa femme me raconte tout ce parcours de veille attentive.
Puis, dansant d’un pied sur l’autre, les « mains hésitantes », elle se lance :
-Vous savez Docteur, j’aimerai pouvoir vous demander quelque chose… Mais je n’ose pas… Je ne sais pas si j’ai le droit…
-Mais, si Madame, je vous en prie. Faites donc.
-Oui, mais vous savez c’est très intime… C’est très gênant… Je ne l’ai jamais demandé avant.
-Madame, je vous écoute.
-Vous savez Docteur dans la situation de mon mari, le plus difficile est la constipation… Oh non ! Docteur je n’ose pas !
-Madame, je vous en prie. Dites moi.
-M’autorisez vous à participer à ses soins intimes. Vous voyez ce que je veux dire… A la maison, je lui fais une fois par semaine. Et depuis, j’ai appris à ne pas lui faire mal, à ne pas le blesser…Vous savez Docteur ?
- Mais bien sûr, Madame, je vais le dire aux infirmières pour qu’elles vous aident. (émotion)
-Oh ! Merci ! …Docteur vous me soulagez.
Grande leçon d’humanité au creux le plus trivial de nos vies. Et si le sacré se disait là aussi dans ce geste !
Le surlendemain de son arrivée, l’état clinique de Monsieur T était stabilisé. Il devenait possible de le proposer à un service d’aval. Les unités de soins palliatifs, les plus à mêmes de le recevoir, étaient surchargées, listes d’attente et le reste. Pour les autres services, le patient était trop tout, trop de nursing, trop de soins infirmiers, trop de ceci ou de cela ou encore pas assez médical…pas assez ceci ou cela. « Pourquoi l’hospitaliser puisque vous l’avez soigné ? A quoi ça sert ? »…Enfin bref ! Quinze jours de refus ! Quinze jours pour essayer de « vendre » notre patient ! Quinze jours de soins portés à cet homme avec le soutien de sa femme. Quinze jours de liens plus forts avec ce couple… Puis nous sommes arrivés au terme du traitement de la raison de sa venue. Et Madame T, l’orage étant passé, nous dit être en mesure de pouvoir reprendre son mari chez eux. Son départ est annoncé pour le lendemain ce qui a pour effet immédiat de réveiller Madame T2A (tarification à l’activité) qui tient les cordons de la bourse de l’hôpital. Il faut savoir que dans un service d’urgence, seule la première nuit peut être facturée, les suivantes non. La veille de son départ Monsieur T ou du moins son dossier administratif seul a bénéficié d’une hospitalisation dans un autre service X. Tout ne sera pas perdu ! T2A quand tu nous tiens !!
Et cerise sur le gâteau ! Le matin même de son départ, Madame T avait préparé par un mot, appuyé du geste et de la parole, des remerciements pour tout ce que nous avions pu faire pour son mari. Alors qu’au contraire, nous partagions le sentiment honteux de ne pas avoir accompli notre mission. L’hôpital avait oublié son hospitalité ! (cf chronique du 6 février 2013)
Cette aventure est arrivée dans les semaines qui ont suivi l’âpre bataille médiatico-juridique autour de Vincent Lambert. A aucun moment, son nom n’a été évoqué, ni même traversait nos esprits. A aucun moment la légitimité des soins portés à Monsieur T n’a été remise en cause. Constat troublant qui en dit long sur la complexité des questions posées par la dépendance et la fin de vie. Restons humbles devant le dénuement de certains. Soyons convaincus que ceux qui n’ont rien, peuvent encore tout nous donner.
Source hopital-urgence.blogs.la-croix.com