Jean d'Artigues : "Je veux goûter la vie jusqu'au bout"
Jean d'Artigues est atteint de la maladie de Charcot, incurable. Alors qu'Anne Bert a choisi l'euthanasie, cet entrepreneur de 54 ans vit sa maladie comme une aventure extrême.
Comme vous, Anne Bert était atteinte de la maladie de Charcot. Elle a choisi d'être euthanasiée en Belgique. Comment réagissez-vous ?
Je respecte sa décision : chacun a toute liberté de maîtriser son destin. Mais pour moi, la vie continue, et ce n'est pas une sous-vie. C'est difficile car vous vous voyez perdre petit à petit vos capacités. L'espérance de vie est théoriquement limitée à une durée de trois à cinq ans. C'est un destin terrifiant mais la majorité des malades en témoigne : on peut vivre avec la SLA (sclérose latérale amyotrophique, ou maladie de Charcot).
En alternant bonheur et malheur, comme dans toute existence.
Vivre avec la maladie de Charcot, ce n'est pas une sous-vie
L'histoire d'Anne Bert a fait beaucoup de bruit dans les médias…
Oui. Ce qui me gêne le plus, c'est le raccourci « SLA implique euthanasie ». Mais tout ce bruit a eu un effet positif : celui de faire parler de la maladie. Les 8 000 malades de France, le corps médical et les chercheurs en ont bien besoin !
Quand le diagnostic de votre maladie est tombé, que s'est-il passé dans votre tête ?
C'était il y a six ans. J'avais 47 ans. Quelques mois auparavant, j'avais créé mon entreprise de conseil en communication et j'avais déménagé à Vannes (Morbihan), avec ma femme et mes quatre enfants, alors âgés de 8 à 17 ans. L'idée était de profiter de la mer, de faire de la voile.
Un mois après notre arrivée, j'ai senti les premiers symptômes de la SLA. Deux mois plus tard, ma femme a été atteinte d'un cancer du sein. Quelques mois après, on me découvrait la maladie de Charcot. Au moment où je l'ai appris, j'ai été pris de tournis. Allongé sur mon lit, à l'hôpital, ça a duré dix minutes, et puis ça a arrêté de tourner. J'ai soudain été habité par une force intérieure qui ne m'appartenait pas.
D'un coup, d'un seul, j'ai été apaisé. Pourtant, toute ma vie était en péril : enfants, épouse – qui décédera en 2014 –, maison, ressources… Depuis, je n'ai jamais eu peur.
Cette force intérieure, lui donnez-vous un nom ?
Avant ma maladie, je n'étais pas vraiment pratiquant. Je croyais en Dieu mais je n'avais pas fait d'expérience forte de sa présence. Depuis que j'ai ressenti cette paix, je ne me suis jamais senti abandonné. J'ai vécu une expérience physique venue d'ailleurs. Qui m'a sauvé, tout simplement.
Je ne me suis jamais senti abandonné par Dieu !
Comment se manifeste cette présence ?
Par du concret. Tous les jours, dans ma vie, j'assiste à des petits miracles : une personne, une idée, une info… Regardez, mon remariage avec Laurence, en février dernier ! C'était tellement improbable. Ma relation à Dieu, je la vis comme une action de grâce. Je Lui dis en permanence : « Merci, et soulage aussi les autres. »
Avec Lui, j'ai appris une forme d'humilité. Je suis renvoyé à mon statut d'être humain fragile. Seul, je n'arriverais à rien.
Vous êtes aujourd'hui dépendant. Comment le vivez-vous ?
J'ai perdu l'usage de mes jambes et de mes bras. Je vis sous ventilation artificielle quasiment jour et nuit. Je suis allongé quinze à seize heures sur vingt-quatre, et subis des soins divers. Je suis tellement renvoyé à mes limites que tout orgueil m'est interdit. La dépendance m'a humanisé. Regardez, rien que le fait de me déplacer en fauteuil…
Quand j'étais debout, j'intimidais, du haut de mon 1,97 m. Assis, le contact est facile. Je regarde les autres les yeux dans les yeux. Des tas de gens me parlent. Comme s'ils se disaient : « Votre vulnérabilité nous autorise à vous montrer la nôtre. »
Avant ma maladie, je contrôlais ma vie. Aujourd'hui, je n'ai plus mon destin en main ; j'accueille ce qui vient. Je souffre, certes, mais il m'arrive des choses merveilleuses !
Votre remariage, par exemple !
Il a suscité beaucoup de surprise autour de nous. Ce fut un électrochoc positif pour de nombreuses personnes qui se sont dit : « J'ai moi-même encore des choses incroyables à vivre. »
Et vos enfants, comment ont-ils vécu ces dernières années ?
Je leur ai dit : « Moi, je me débrouille, ma vie fonctionne. Vous, allez-y ! » Je les ai encouragés à prendre de la distance – même si cela a été difficile – pour vivre leur vie. Quand je suis parti près de deux mois en mer, ils ont eu peur. Pour eux, c'était comme si je décidais de me suicider.
Mon retour a changé beaucoup de choses. Je leur montre que vivre passe avant tout. Que tout est possible. Aujourd'hui, ils ont entre 14 et 24 ans et ne vivent plus à la maison. Chacun a trouvé sa route.
Votre traversée de l'Atlantique à la voile, c'était un projet un peu fou…
Oui ! Cinquante jours de mer, dans un fauteuil, avec deux skippers, un médecin, un infirmier et un kiné. La mer a toujours été présente dans mon imaginaire. J'ai toujours pratiqué la voile. En décembre 2015, j'ai lancé l'idée : si je voulais réaliser mon rêve d'enfant de traverser l'Atlantique, c'était le moment ou jamais.
J'ai envoyé un mail à une vingtaine d'amis liés au monde de la mer. Huit jours après, mon voisin est venu me voir en me disant : « Je t'amène deux skippers – mon frère et moi – et un bateau. » Après, tout s'est enchaîné. J'ai convaincu 350 donateurs et 50 entreprises que mon projet était sérieux.
L'idée était aussi de donner espoir à ceux qui en ont besoin. Notamment aux malades*. De montrer qu'on peut continuer à rêver même dans des conditions de vie compliquées.
Quel souvenir le marin que vous êtes garde-t-il de cette aventure ?
Il m'a fallu expérimenter l'inactivité sur un bateau. Je me suis acclimaté, en me concentrant sur le plaisir de danser sur les vagues avec un équipage exceptionnel.
Vous avez toujours eu un tempérament très positif, non ?
Oui. Je me réveille chaque matin en me demandant comment enchanter chaque jour. Admirer ce qui est admirable. Regarder le ciel, la nature, des oiseaux devant la fenêtre, mon épouse.
Créer des moments de tendresse et de plaisir. Imaginer un repas qui sort de l'ordinaire. Je veux vivre intensément.
Avez-vous des modèles ?
Robinson Crusoé, le personnage de Daniel Defoe, m'accompagne depuis mes 10 ans. Il a inscrit en moi le fait qu'il faut se préparer à tout, et que l'être humain est formidablement adaptable.
Par ailleurs, mon histoire familiale ne manque pas de héros : deux grands-pères résistants, un père vainqueur du cancer du poumon, un oncle poète mort en déportation à 23 ans, un autre qui a survécu à la bataille de Dien Biên Phu… J'ai toujours été très sensible à ces récits familiaux qui disent que la vie est fragile et qu'il faut se forger un caractère pour faire face aux grandes épreuves. Cela m'a aidé à ne pas rechercher une existence tranquille.
Toutes ces histoires m'ont aussi transmis que je dois aller au bout du destin qui m'est donné. C'est un livre dont je dois tourner toutes les pages. Le terminer, c'est ma mission, aussi mystérieuse soit-elle. Je sais que, dans les dernières années de vie, même dans les moments les plus noirs, on peut voir la lumière. Il faut juste être un peu patient…
Comment vivez-vous l'urgence du temps qui passe ?
Je vis chaque jour comme s'il était le dernier. Je sais que l'avenir ne dépend pas de moi. La prière de Charles de Foucauld me parle : « Mon Père, je m'abandonne à toi. » Je m'entraîne chaque jour un peu plus à l'abandon… mais j'ai encore des capacités de résistance importantes !
Je crois en la vie et je veux lui faire confiance. On a des choses incroyables à vivre, qui dépassent l'imagination et l'entendement. Elles peuvent faire énormément souffrir mais aussi donner énormément de bonheur. Il faut accepter et goûter, tant que c'est possible.
* Jean d'Artigues est vice-président de l'Arsla (Association pour la recherche sur la SLA) : www.arsla.org
Source : pelerin.com