À Tournon, la vie en suspens
par Alice Le Dréau, Pèlerin, 17 mars 2016, extraits
L’affaire Lambert, du nom de cet homme de 40 ans tétraplégique et hospitalisé dans un état végétatif, a connu un nouveau rebondissement, la justice ayant confié à Rachel Lambert la tutelle de son époux. 1 500 à 1 700 personnes, en France, seraient aussi dans un état de conscience minimale. Comment les familles le vivent-elles ?
“À tout à l’heure mon grand !" Avant de quitter la chambre de son fils, John, Évelyne Penel lui pose un baiser sur le front.
Voilà bientôt quatre ans que le jeune homme de 31 ans est hospitalisé à l’hôpital de Tournon-sur-Rhône (Ardèche), dans le service « Arc-en-ciel », accueillant des malades cérébro-lésés en « état végétatif chronique » ou pauci-relationnel.
La vie de John et sa famille a basculé le 17 octobre 2008 : ce matin-là, sa 205 dérape sur la route et percute un arbre. Héliporté à Lyon, il sortira du coma des semaines plus tard.
"John est éveillé, voit, entend. Mais il ne peut ni marcher ni communiquer, il est nourri par une sonde", résume sa mère, entre deux silences. ...
Le service, ouvert en 2005, accueille actuellement six patients, dont Karim*, 35 ans, qui est présent depuis le commencement.
Les pensionnaires arrivent à Tournon après un long parcours : la réanimation, les soins intensifs, la rééducation. En bout de chaîne, Tournon est une unité de proximité, pour les rapprocher de leurs familles.
Quelques heures plus tôt, justement, de l’autre côté du couloir, Sébastien a reçu la visite de Christine, sa compagne et mère de leurs deux enfants.
Comme John, l’ex-boucher amateur de rugby a été victime d’un accident de voiture, un dimanche d’avril 2008. Deux boulons manquants à la boîte de vitesse, et un traumatisme crânien ont fait voler son existence en éclats.
Christine parle à Sébastien, lui caresse le visage.
Aux murs, des photos de leur vie d’avant. Et un mot doux qui claque, "On t’aime Papa !", griffonné par Manon et Mathis, 13 et 8 ans.
Dans le salon dédié aux familles, Christine raconte le "coup de massue" que fut pour elle l’appel des gendarmes. Elle confie l’impuissance et la colère, qui la submergent encore parfois.
Quand je raconte ma journée à Sébastien, j’espère toujours qu’il va me répondre. Mais le silence dure. J’aimerais tellement qu’il me fasse juste un signe !
Elle ressent encore, en dépit de tout, des moments de complicité. À travers la musique ou des petits moments du quotidien. "Un disque du groupe Indochine, et il se met à bouger. Quand il vient à la maison, le dimanche, il reconnaît des odeurs, des objets."
"Il y a des instants troublants, avoue Évelyne Penel, la maman de John. Lorsque mes petits-enfants, qui vivent aux États Unis, sont venus lui rendre visite, John pleurait dans son lit, au moment de leur départ."
"Ces patients sont des cas complexes, constate le Dr Mohamed Berrouachedi, chef du service SSR (Soins de suite et réadaptation). Car ils sont présents et absents à la fois. Les larmes qui coulent, les rictus sur le visage : s’agit-il de vraies réactions ou de simples réflexes ? Le cerveau garde certains mystères".
Un kiné et un réflexologue (qui stimule le corps en sollicitant des zones précises de la plante des pieds) passent une fois par semaine. En revanche, faute de bénévoles, il n’y a plus d’orthophonie
Parents, épouses, frères et sœurs, tous se sont un jour posé la question et se la posent encore : "Une vie comme celle-là est-elle vraiment une vie ?" ...
"C’est le dilemme inextricable, poursuit Christine. Comment savoir si Sébastien aurait voulu de cette existence ? Les journées doivent lui sembler bien longues. Et dans le même temps, qui suis-je pour mesurer la valeur d’une vie ?"
"Quand on est bien portant, on pense parfois que l’on ne pourra pas supporter d’être diminué, remarque Lucie*, la sœur de Denis*, 42 ans, en état pauci-relationnel depuis décembre 2009. Pourtant, notre capacité de résilience s’avère parfois plus forte qu’on ne peut l’imaginer."
"John était un ado rebelle, puis un adulte très en colère contre la société, se souvient Évelyne Penel. Après son accident, quand les médecins, à Lyon, nous ont dit que c’était ‘‘fichu’’, que son cerveau était définitivement lésé, avec mon ex-mari, nous avons pris la décision de faire arrêter le respirateur qui le maintenait en vie. Nous pensions qu’il n’aurait pas supporté la dépendance. Seulement, la nuit précédant cette interruption, John a repoussé son tuyau et s’est mis à respirer seul."
"Comment voulez-vous que nous réagissions ? poursuit-elle, la gorge nouée. Nous y avons vu un désir de vivre. Avons-nous fait le bon choix à l’époque ? Aujourd’hui encore, je suis incapable de vous le dire."
L’affaire Lambert ? : "Avant tout un conflit familial"
... "Parfois je me demande ce qui est le plus dur : voir mourir un proche ou le voir dans cet état", se tourmente Hélène*, l’épouse de Denis.
Pour autant, elle ne songerait pas, pas plus que ses belles-sœurs, à demander l’interruption de l’alimentation et de l’hydratation artificielles dont bénéficie son mari, comme l’autorise dans certains cas d’état végétatif la loi Leonetti sur la fin de vie.
L’affaire Lambert est vécue ici avec une certaine distance. "Pour moi, c’est avant tout une histoire de conflit familial", comprend Christine, qui elle aussi a traversé une période difficile avec sa belle-famille, peu après l’accident de Sébastien.
Quand un drame pareil vous tombe dessus, cela exacerbe toutes les rancœurs. ...
"Lors d’une discussion, Denis m’avait dit : si un jour je deviens un légume, tu me débranches, je ne veux pas finir en fauteuil, raconte Hélène. Mais c’est hors de question. Il est là, vivant. Je me rappelle le son de sa voix, le bruit de ses pas. Qui sait si à l’intérieur de lui-même, il n’est pas en train de faire le maximum d’efforts pour parler."
"La science fait de tels progrès", explique, songeuse, Évelyne, la mère de John, qui a demandé que son fils subisse de nouveaux tests. "Et si sa situation neurologique avait évolué ?"
"Au fond d’eux, les proches gardent toujours de l’espoir", analyse le Dr Mohamed Berrouachedi. "Ils vous parleront d’histoires de guérisons soudaines, de patients pour qui le déclic a eu lieu au bout d’x années."
En 2011-2012, Christine a emmené le père de ses enfants à Lourdes. "J’espérais un miracle. Au final, j’ai trouvé un lieu qui m’a apaisée, et fait énormément de bien."
L’avenir ? Les familles ont du mal à se projeter.
Seule certitude pour Christine : "J’aime Sébastien depuis que nous sommes gamins. J’ai rencontré un autre homme, il y a quelques années, mais j’avais l’impression de tromper Sébastien. Il ne progressera plus désormais, mais cela me suffit.
Maintenant, je veux juste qu’il ait du confort, qu’il soit entouré. Et le jour où il partira, je serai à ses côtés."
*Certains prénoms ont été modifiés.
Source : pelerin.com