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Vincent Lambert : ce visage qu'on ne veut pas voir

par Jean Clair, 15/06/2015

TRIBUNE - L'historien de l'art et académicien Jean Clair répond à ceux qu'indigne la diffusion de la vidéo montrant Vincent Lambert. Membre de l'Académie française, Jean Clair historien de l'art français, conservateur général du patrimoine et écrivain. Il est l'ancien directeur du musée Picasso. Il a également été le commissaire de nombreuses expositions nationales et a dirigé la Biennale de Venise du Centenaire.

Chantal Delsol, dans un article contre l'euthanasie et le suicide assisté publié dans Le Figarole 13 juin,aborde le problème de «l'ob-scène» de l'image, la mise en scène de ce qui ne devrait jamais être vu. En l'occurrence, la vidéo de Vincent Lambert sur son lit d'hôpital, faite pour «solliciter les émotions», avec des images comme «appât».

Qu'elle me permette de lui répondre. Ces images ne sont pas le fait de médias «aux dents longues». Elles ont été tournées, clandestinement dit-on, par des proches de la victime. Rares ceux qui ont pu les voir sans être bouleversés de découvrir ce qu'on n'avait pas jusque-là voulu révéler: un visage, un visage vivant, un visage en vis-à-vis de celui qui le filme, un visage qui regarde, qui se tourne, qui baisse les yeux quand il entend la voix de sa mère et même qui, un moment, déglutit, serait-ce par un effet réflexe. Une vision en effet peu supportable: la vie est là. L'homme n'est pas en fin de vie, il est bien vivant, et s'il y a la vie, quelle doit être la nature du tourment de celui qui l'éprouve encore et, du fond de son enfermement, réagit à ses sollicitations?

On peut aujourd'hui, au nom de «l'Art» -je l'écrivais hier dans ces colonnes- exposer place Vendôme un phallus géant ou dans les jardins de Versailles un vagin dit de la Reine, sans provoquer grande émotion. Mais diffuser le visage d'un malheureux est devenu chose obscène… Car qui a vu ces images?

Transmises à la télévision, elles ont été, avec les excuses des journalistes qui les diffusaient, floutées. D'un visage vivant, on a fait un fantôme, une tache grise reflétant le flou dans lequel on se trouve de donner un statut de vivant-mort ou de mort-vivant à celui que l'on filme, prisonnier d'un entre-deux biologique et neuronal, où les traits de l'humain se dissolvent. On retire au vivant son visage, pour le faire d'emblée entrer au royaume des ombres. Or ce visage n'est pas celui d'un comateux, hors de toute atteinte, sourd, aveugle et muet. Il est celui d'un homme qui vit, qui ressent, réagit aux lumières et aux sons, mais qui, à tout ce qu'il ressent, ne peut rien répondre. Un individu «pauci-relationnel», dit la science dans son jargon totalitaire, que reprend aujourd'hui le jargon de l'Éducation nationale dans ses «nouveaux programmes».

Le Christ sur la croix, qui était lui en fin de vie et ne pouvait plus s'adresser qu'à son Dieu, était-il un «pauci-relationnel»? Aucune image pourtant, dans notre culture, n'a été aussi répandue, regardée, examinée, reproduite, interrogée, priée, vénérée, que l'image de ce visage, incliné au sommet d'un corps crucifié, et dont on ignore s'il est encore vivant ou s'il est déjà mort.

Dressé en haut des monts ou suspendu au cou des élégantes, des autels des églises aux carrefours des chemins, un agonisant n'en finit pas de mourir, dont on scrute les traits depuis deux mille ans, en attendant de lui notre survie. Et puis, bien plus -et l'image devient saisissante-, cet homme qui va mourir d'asphyxie, mais entre-temps privé d'hydratation et de nutrition, est l'objet de ce geste inouï que rapportent les Évangélistes: un simple soldat, un centurion, vient apporter un réconfort en lui tendant, au bout d'une lance, une éponge imbibée de vinaigre pour apaiser la brûlure de la soif…

Je ne vois pas en Vincent Lambert une figure christique et je ne parle pas au nom des catholiques. Mais ce sont bien ces images, jour après jour, siècle après siècle, qui ont «nutri» et «hydraté» notre culture. Images de souffrance, proprement scandaleuses, elles ont été pendant plus d'un millénaire le fondement de notre société. Et il faudrait donc aujourd'hui se refuser à les voir, sur les écrans électroniques, comme autrefois on les voyait sur les retables ou les livres à peintures, quand elles se présentent à nous, dans l'ordinaire des faits divers, mais d'autant plus intolérables peut-être?

Si ces références au christianisme gênent jusqu'aux chrétiens eux-mêmes, faisons appel alors à la morale laïque. Victor Hugo, bien sûr, l'image inoubliable de son Père parcourant le champ de bataille et qui, devant un Espagnol, «livide et mort plus qu'à moitié», ordonne: «Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé.» Le vieux républicain obéit ainsi aux sept Oeuvres de Miséricorde, selon Matthieu, dont la première était: «Nourrir l'affamé, abreuver l'assoiffé», non pas l'administration d'un traitement médical coûteux, mais le simple soin quotidien, qu'on doit au dernier des hommes.

Plus mystérieusement peut-être, tirant sa fascination de ce vieux fond chrétien qu'il offre en pâture au nationalisme allemand naissant, Wagner dans ses opéras. Tristan, au dernier acte, dans un état «pauci-relationnel», allongé, apparemment sans vie avec, près de lui, son fidèle Kourvenal épiant dans ses traits le moindre souffle de vie: «Leben, o Leben, Süsses Leben, meinem Tristan neu gegeben» - «Vie, ô vie, tu es enfin rendue à mon Tristan». Tristan, pour sortir de son «coma» qui n'est pas un coma, qui n'est qu'un interminable enfermement des sens, attend la venue d'une femme, «la guérisseuse», pour le sortir de son état. L'agonie s'achève avec le chant d'amour d'Isolde qui, jusqu'au dernier souffle, va affirmer, alors même qu'il se meurt, que Tristan est en vie et que «de ses lèvres une douce haleine délicieuse, suave, s'échappe doucement...».

Si ces images -car ce sont des images- nous frappent encore si fort, n'est-ce pas que nous ressentons en elles l'énigme de la vie, terrible et fascinante à la fois, qui ne se réduit pas, même en sa dernière extrémité, à des «mouvements réflexes», et qui n'est pas indifférente à la douleur, si tristement humaine? On a longtemps supposé que les nourrissons ne souffraient pas, quand même on leur infligeait des tourments extrêmes. Descartes et son disciple Spinoza considéraient aussi que les animaux qui ne sont que des machines ne souffrent pas, quand même on les dissèque. Un homme dans l'état de Vincent Lambert est aujourd'hui prisonnier, non seulement de l'état «pauci-relationnel» dont il est la victime, mais il est la victime aussi de l'aveuglement et de la surdité de ceux qui ne veulent rien voir ni rien entendre.

Comment certains peuvent-ils oser écrire que, «pour mourir dans la dignité, il faut légaliser l'euthanasie»? Savent-ils que, sous l'Occupation, 40 000 à 45 000 malades mentaux -et Vincent Lambert est, à sa façon un «malade mental» dont le cerveau ne commande plus au corps- furent, dans les hôpitaux sous Vichy, condamnés à la mort lente par déshydratation et dénutrition, c'est-à-dire de faim et de soif? La famine n'avait pas été planifiée, elle était le résultat des difficultés à ravitailler les établissements. Faut-il donc aujourd'hui, dans un pays libre et assez prospère,«légaliser la sédation terminale, c'est-à-dire une anesthésie accompagnée d'une dénutrition et d'une déshydratation», comme l'écrivent ses partisans?

Chantal Delsol pose la seule question qui vaille: «D'où vient cette exaltation véhémente pour la piqûre létale?» D'où vient cette joie mauvaise, ce mélange de honte et d'enthousiasme qui nous fait désirer la mort immédiate? Pulsion de mort, disait Freud, notre dernier des sages. Volonté forcenée de l'homme «moderne» de parvenir à une vie parfaite et qui, dans l'impuissance d'être satisfaite, se tourne en attraction suicidaire. La même qui nous pousseà des procédures niant l'humanité, la GPA, l'avortement généralisé, et sous le couvert hypocrite d'un monde enfin convaincu par la puissance technique, un eugénisme vu comme une extermination douce qui, sans livrer son nom, ne supporte plus l'image des ratés, des souffrants, des incurables, tous ces entre-deux qui nous renvoient le reflet insupportable de notre condition, alors qu'ils nous mettent sous les yeux l'énigme de la vie.

Jean Clair

Source : Le Figaro