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Vincent Lambert: oubli ou renoncement anticipé ?

par Emmanuel Hirsch, Professeur d’éthique médicale, université Paris Sud, auteur de "Fin de vie. Le choix de l’euthanasie ?" aux éditions du Cherche Midi, 21/04/2015
 

EUTHANASIE - Le 25 juin 2014 je publiais un article sur mon blog du HuffPost: " Intéressons-nous aux soins prodigués à Vincent Lambert !" Il est resté sans la moindre suite apparente, et aucun débat n'a eu lieu depuis à ce propos. Comme si cette préoccupation n'était pas recevable, n'intéressait personne. Ou alors qu'il s'agissait d'une "affaire classée", d'une "cause perdue" ne justifiant plus de mobiliser ne serait-ce que nos valeurs de sollicitude. L'irruption publique de cet événement personnel, intime, familial, fortement médiatisé et à tant d'égard embarrassant, aurait été ainsi reléguée au plus loin de considérations désormais hors champs, couvertes par un secret médical dont on sait quelle en a été la rigueur et la consistance au cœur de l'affaire, voire après... Nombre de témoignages dénoncent pourtant au fil des semaines une situation pour le moins incertaine et qui en appellerait à quelques clarifications.

Aujourd'hui, alors que la décision de la Cour européenne des droits de l'homme est attendue depuis des semaines, ses amis lancent un appel, refusant "l'instrumentalisation indécente de la situation de Vincent Lambert". Une initiative qui intervient tardivement, certes, mais qui apparaît importante: elle porte une force de réflexion et d'engagement qui devrait trouver toute sa place lorsque la décision ultime interviendra pour M. Vincent Lambert. Ce nouvel épisode auquel j'attache un grand intérêt (ne serait-ce que par ce qu'il prend ses distances avec toute possible assimilation à une position idéologique) ne devrait pas être sans conséquences, ne serait-ce que pour qu'enfin puisse être suscitée et assumée de manière responsable la concertation publique relative aux droits véritables des personnes vivant une réalité proche de celle de M. Vincent Lambert et de ses proches.

L'Appel "Sauver Vincent, tout simplement" établit un constat accablant et il interroge chacun d'entre-nous au-delà même des décideurs et des intervenants impliqués dans l'accompagnement et le soin de M. Vincent Lambert: "Depuis 2002, des unités spécialisées existent. Certaines ont proposé en vain une place à Vincent pour lui prodiguer les soins adaptés à son état et des petits gestes simples: l'asseoir dans un fauteuil, des séance de kiné, le promener dans un parc, lui faire ressentir la fraîcheur du soir qui tombe. Nous savons qu'il est insoutenable pour des parents de savoir que leur enfant va mourir, par privation d'eau et de nourriture, même si des médecins disent que c'est mieux comme ça. Avec Vincent, nous voulons soutenir les 1700 personnes en état de conscience altérée en France mais aussi toutes les personnes atteintes de handicap. En situation de grande vulnérabilité, Vincent est pour nous un "intouchable".

Se refuser ainsi de circonscrire la situation de M. Vincent Lambert aux controverses que l'on a connu à propos de son droit ou non à la vie, et plus encore aux conditions de sa mort, me semble constituer l'étape attendue. Elle nous permettra de poser autrement les enjeux démocratiques de la place parmi nous de personnes affectées par un handicap si profond que l'on s'interroge parfois sur la réalité même (voire la justification...) de leur existence. À cet égard, d'une formule pour le moins regrettable, le Rapport de présentation de la proposition de loi créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie (décembre 2014) établissait de manière péremptoire: "Ces personnes sont 'hors d'état' d'exprimer sa volonté selon les termes de la loi de 2005 et sont nombreuses à n'avoir pas rédigé de directives anticipées. Or, il est permis de penser que ces personnes pourraient qualifier ces situations d'obstination déraisonnable si elles pouvaient s'exprimer". De quoi interroger et inquiéter ceux qui ne considèrent pas ces personnes au terme de leur vie, mais toujours dignes d'une sollicitude et d'un soin qui ne saurait être assimilés, sans autre approfondissement, à une "obstination déraisonnable".

Ma position, en juin 2014, relevait d'un souci d'humanité -ici et maintenant- à l'égard de M. Vincent Lambert, suite à la décision rendue par le Conseil d'État le 24 juin 2014. Depuis, du moins de manière officielle, aucune instance, ne serait-ce qu'éthique, ne semble avoir considéré opportun de solliciter les compétences impliquées dans la chaîne décisionnelle médicale afin de savoir si, effectivement, M. Vincent Lambert dont l'existence tient aujourd'hui au fil de décisions juridiques et de procédures administrative, bénéficie de la qualité et de la continuité d'un suivi respectueux de ses droits. Les modalités pratiques du processus d'interruption de son alimentation et de son hydratation ont davantage ému en son temps que nos obligations actuelles à l'égard d'une personne vulnérable à l'extrême: M. Vincent Lambert justifierait la mobilisation de compétences appropriées à son état et de moyens qui apparemment ne constitueraient plus l'enjeu supérieur.

Notre démocratie ne peut pas se permettre la défaite d'abdications et de renoncements là où ses valeurs essentielles sont engagées : "Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants." (Déclaration universelle des droits de l'homme, article 7). Car, on l'a compris, nos approches en responsabilités humaines et sociales de M. Vincent Lambert concernent, au-delà de circonstances personnelles, nos conceptions de la dignité, nos principes d'humanité.

L'Appel "Sauver Vincent, tout simplement" ne saurait donc nous laisser indifférents. M. Vincent Lambert ne constitue pas une péripétie ou une "affaire" suscitant à la fois des procédures judiciaires et des controverses de vagues compassions ou une évolution législative (proposition de loi créant de nouveaux droits en faveur des malades et des personnes en fin de vie, 17 mars 2015, art. 2: "La nutrition et l'hydratation artificielles constituent un traitement.") dans le contexte désormais dépassé d'une concertation nationale sur la fin de vie qu'il aura fortement marquée. Ses amis restituent figure humaine, sensibilité, présence à une personne trop oubliée dans une chambre d'hôpital que certains qui lui rendent visite assimilent aux cellules qui bordent dans les pénitentiaires américains le "couloir de la mort". Ils nous incitent d'une part à reprendre en société notre approche de circonstances exceptionnelles qui ne sauraient avoir pour seule issue la réponse d'une législation "créant de nouveaux droits à la personne malade", d'autre part à solliciter un minimum d'informations relatives à l'accompagnement soignant prodigué à M. Vincent Lambert, cela sans pour autant transgresser le secret médical. Les bribes d'informations qui circulent à ce propos et qu'aucune instance n'a contredit jusqu'à présent, semblent justifier ne serait-ce que quelques éclaircissements. À moins que nous ayons à nous exercer au devoir d'oubli et à la désertion morale, à cultiver un art du renoncement et de l'abandon de manière anticipée. C'est ce à quoi, avec d'autres, nous sommes opposés.

Source : huffingtonpost.fr/emmanuel-hirsch