Vincent Lambert, sa vulnérabilité et son droit à la vie bafoué
« Ô vous (…), les allongés, les promis à la mort, les sans force et sans pouvoir, à tout être humain vivant, il est permis d’être le sel de la terre. (…) Il lui suffit, dans l’océan de trouble et de douleur, d’une goutte de cette eau pure. (…) Tel est le mot de la divine douceur, le premier et le dernier, elle ne dit rien d’autre : il n’y a pas de bouche inutile. » (Maurice Bellet, 1987)
Depuis deux semaines, une série de "rebondissements" (je n’aime pas ce terme car ce n’est pas une série policière, ni une affaire judiciaire, il y a la vie d’une personne en jeu) a placé Vincent Lambert dans une situation de danger de mort imminente. J’ai déjà beaucoup évoqué la situation de Vincent et mon dernier article concernait le rejet du recours au Conseil d’État annoncé le 24 avril 2019.
Avant de donner la chronologie de ces deux dernières semaines, je voudrais d’abord évoquer la manière dont les médias parlent de cette information. Pour la plupart, très mal, mais sans doute plus par négligence que par idéologie, en reprenant simplement les dépêches des agences de presse auxquelles ils sont abonnés.
Il y a deux manières qui sont particulièrement écœurantes dans la plupart des informations diffusées.
Une information tendancieuse ?
D’une part, il est généralement rappelé non pas la religion des parents de Vincent Lambert, mais un jugement de valeur sur celle-ci. Beaucoup indiquent en effet qu’ils sont des "catholiques intégristes". Personnellement, je ne sais pas ce que cela veut dire, cette expression qui est déjà un oxymore ("catholique" voulant dire "universel"). Qui au juste se permet de qualifier d’intégristes des catholiques ? A priori, les catholiques mais certainement pas ceux qui ne se reconnaissent pas dans cette religion. Ou alors, il y aurait des faits "extrêmes" qui permettraient de les qualifier ainsi, par exemple, un acte hors-la-loi, voire un crime. Rien de tel pour les parents de Vincent.
Non, l’idée générale d’insister sur leur religion (qu’ils n’ont par ailleurs jamais revendiquée, et jusqu’à l’adoption d’une loi contraire, la loi de 1905 leur permet de pratiquer le culte qu’ils veulent), c’est de discréditer toutes leurs actions, passées, présentes et futures, alors que celles-ci ne sont guidées que par une autre motivation, ils sont parents et parce qu’ils sont parents, ils aiment leur fils, et c’est par amour pour leur fils qu’ils veulent qu’il soit le mieux soigner possible, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, et évidemment, qu’il vive, car il n’est pas en fin de vie (j’y reviens plus loin).
Gageons que si les parents de Vincent étaient musulmans, on se garderait bien de l’indiquer à tout bout de dépêches, et encore moins de parler de "musulmans intégristes" (ou "fondamentalistes" ?) qu’on préfère garder (plus à raison ?) pour les activistes terroristes. "Catholique intégriste" est l’expression magique pour discréditer, c’est ainsi dans une société déchristianisée qui se trompe de combat.
D’autre part, on parle souvent de "l’état végétatif" de Vincent. Là aussi, cette expression me donne la nausée. Pour excuser les médias, certains papiers officiels (judiciaires, médicaux) utilisent aussi cette expression mais que je considère à tort. Dire que Vincent Lambert est en "état végétatif", c’est dire qu’il est une plante. Personnellement, je n’ai rien contre les plantes (j’aime offrir des fleurs à mes hôtes, encore que dans ce cas, je pourrais être accusé de les décapiter), mais je fais une toute petite différence entre elles et les humains. Vincent est un être humain comme plus de sept milliards vivant actuellement sur cette Terre, et comme des dizaines, peut-être des centaines de milliers d’entre eux sur cette Terre, il est dans un état de conscience pauci-relationnel, c’est-à-dire dans un état de conscience dit minimal, à savoir qu’il ne peut pas s’exprimer. Cela ne veut pas dire qu’il ne pense pas, qu’il ne ressent rien. Malgré sa situation de grande faiblesse, Vincent est un humain, et à ce titre, il porte sa dignité, intrinsèquement parce qu’il est un humain.
En parlant sans arrêt d’un "état végétatif", on retire à Vincent son humanité, on lui nie l’humanité. Et à travers lui, bien entendu, tous ceux (ils sont mille sept cents en France) qui sont victimes du même état que lui. En lui retirant cette humanité, on affranchit sa conscience de certains scrupules, comme cette idée qu’il suffit d’éliminer le mal en éliminant la personne qui le porte. Il n’y a pas si longtemps (deux ou trois générations), on retirait aussi cette humanité à certaines catégories humaines pour pouvoir mieux les éliminer, en conscience. La comparaison s’arrête là.
J’ajoute une troisième méconnaissance du sujet par les médias en général. J’ai lu par exemple hier sur une chaîne d’information que Vincent Lambert était (en substance) "un symbole du débat sur la fin de vie". Double erreur, mais toujours aussi excusable, je l’admets. Première erreur : Vincent n’est pas un "symbole", il est "seulement" une personne, un être humain. Il est un, unique être, mais le "seulement" veut dire aussi qu’il est bien plus qu’une simple "idée", qu’un simple "symbole" : il n’est pas un débat, il n’est pas une polémique, il n’est pas une affaire (judiciaire), il est uniquement un être humain, avec son unicité, avec son exclusivité, avec sa spécificité, et surtout, avec sa dignité. Seconde erreur : il n’est pas en fin de vie, il est dépendant, il est en situation de dépendance.
En d’autres termes, la situation de Vincent ne devrait pas nous faire réfléchir sur la fin de vie (il a prouvé depuis au moins six ans, en fait, depuis plus de dix ans, qu’il n’était pas en fin de vie, puisqu’il vit toujours, si la fin de vie dure aussi longtemps, autant dire aux bébés qui viennent de naître qu’il sont en processus de fin de vie, ce qui, au fond, est un peu vrai), mais sur la dépendance.
Or, cette situation de dépendance (dépendre de l’autre pour vivre), elle est commune à plusieurs millions de Français (je ne parle pas des autres, je n’ai pas les statistiques). Une dépendance due à l’âge, à la maladie ou à la situation de handicap. Et clairement, la situation de Vincent correspond à celle du handicap, ce n’est pas à cause de son âge (42 ans), pas à cause de la maladie : à part les fonctions basiques nécessaires à tout être, y compris bien-portant, à savoir manger, boire, se laver, etc., Vincent ne reçoit aucun soin particulier car il n’est pas malade.
Cette situation de dépendance est pour beaucoup une situation de cauchemar, et c’est un sentiment justifié : cauchemar pour les personnes qui accompagnent la personne dépendante (au point que la moitié des accompagnants, qu’on appelle juridiquement "proches aidants" meurt avant la personne qu’ils accompagnent) ; cauchemar aussi, évidemment, pour la personne dépendante. On imagine que ce sentiment d’enfermement est difficile à vivre, mais préfère-t-on pour autant mourir ?
Avant la chronologie des "événements" récents, je poursuis ici par un rappel de la loi.
Ce que la loi dit
Il y a plusieurs lois qui "gèrent" les relations entre les patients et leurs médecins. Je ne refais pas tout l’historique (on peut le retrouver aisément sur la Toile et je l’ai déjà fait il y a quelques années), mais disons pour simplifier que depuis le début des années 2000 (à l’époque, c’était Bernard Kouchner le Ministre de la Santé), on a voulu très justement donner du pouvoir, et donc, des droits, aux patients face à la "toute-puissance" de la "médecine". C’est normal qu’il n’y ait pas une égalité entre médecin et patient, l’un est faible et malade, l’autre le soigne, et quasi-unanimement, avec conscience et professionnalisme. C’est comme dans la relation entre enseignant et élève : l’un est ignorant, l’autre a la connaissance et lui transmet.
Cette inégalité fonctionnelle n’empêche cependant pas de mettre quelques garde-fous. Or, la plus grande folie, dans ces relations, c’était "l’acharnement thérapeutique", à savoir, vouloir continuer à soigner un malade alors qu’on sait qu’il ne guérira plus et que la maladie le conduira inexorablement à la mort. Cette expression se retrouve juridiquement avec une autre expression, "obstination déraisonnable". Elle exprime mieux l’idée, car l’acharnement thérapeutique peut être salutaire : vouloir soigner à tout prix même si l’on croit qu’il n’y a plus rien à faire, et finalement, gagner, réussir à guérir. L’acharnement peut donc être raisonnable. En parlant d’obstination déraisonnable, on introduit certes un critère subjectif (c’est difficile de dire si c’est raisonnable ou pas face à un juge), mais on exprime mieux l’idée de ce qu’on ne veut plus voir, et le "on", c’est (je me risque) 100% de la population.
Dans les premiers droits accordés aux patients, et cela il y a quasiment deux décennies, ce fut le droit d’accès au dossier médical (ce droit, finalement, est un cas particulier du droit d’accès à toutes les informations personnelles, renforcé par la récente directive européenne applicable à partir de mai 2018), donc, le droit de savoir la vérité sur sa propre maladie, par exemple, et ce fut aussi un autre droit essentiel, celui de la volonté du patient qui prime sur toutes autres considérations. Un malade peut, en conscience, refuser d’être soigné. Et là, il ne s’agit pas de fin de vie. Tout patient a le droit de refuser d’être soigné. En d’autres termes, on ne peut pas soigner par la contrainte, contre la volonté du patient. On voit que ce droit, qui me paraît respectueux du libre-arbitre de chacun, peut rivaliser avec d’autres considérations plus collectives, la politique la santé publique par exemple, notamment avec l’obligation de vaccination (un vaccin n’est efficace que si un seuil minimal de la part de population vaccinée est atteint).
Le problème vient, c’est celui de Vincent, lorsque la personne est dans l’incapacité à exprimer cette volonté. C’est à ce stade que la dernière loi sur la fin de vie, la loi Claeys-Leonetti promulguée en 2016, dont j’ai longuement présenté l’élaboration en 2015 et 2016, a systématisé ce qu’il y avait déjà dans la loi précédente (loi Leonetti, en 2005), à savoir les directives anticipées et la désignation d’une personne de confiance. Les directives anticipées, c’est de dire, en bonne santé, en état de le dire, ce qu’on voudrait ou ce qu’on ne voudrait pas dans le cas où, malade, ou en fin de vie, on ne serait plus en état de dire.
Cette déclaration peut évidemment être régulièrement mise à jour en fonction aussi des évolutions, réflexions de la personne, et si elle n’est pas très satisfaisante car ce ne sont que des volontés "théoriques" (tant qu’on est en bonne santé, on reste plutôt pour le "tout ou rien"), c’est déjà mieux que rien pour imaginer la volonté du patient. Enfin, avec ou sans directives anticipées, on peut également, avant tout problème de santé, désigner une personne dite de confiance qui parlera au nom de soi pour ces considérations de fin de vie. À condition, bien sûr, que cette personne soit encore dans la capacité à en parler mieux que soi le cas échéant, et comme les directives anticipées, on peut évidemment changer de personne de confiance au fil de la vie (par exemple, en cas de changements dans le foyer).
Très peu de monde a rédigé ses directives anticipées ou désigné sa personne de confiance. Parce qu’il y a eu au départ une absence de publicité sur le sujet (ce qui n’est plus le cas aujourd’hui), mais aussi parce qu’il est toujours difficile de se projeter dans une situation qui peut terrifier, qu’on peut rejeter d’office, ou alors, qu’on n’imagine pas du tout (cela ne concerne que les autres). Comme toute réflexion à froid sur la mort, elle est rare (souvent, on réfléchit à la mort quand on est touché, confronté de près). Réfléchir à froid paraît pertinent, mais tout le monde ne le peut pas, ne le souhaite pas. Dans ce domaine de l’anticipation ou non-anticipation, tout est respectable, car cela touche à l’ultra-intime.
La loi Claeys-Leonetti propose, dans le cas d’une interrogation au sujet d’un patient qui serait en fin de vie, mais dans l’incapacité à exprimer sa volonté, lui-même ou par délégation (directives anticipées, personne de confiance), des conditions pour arrêter les soins : il faut qu’il y ait une obstination déraisonnable. Je le répète, j’insiste, cette expression est le résultat d’un consensus issu d’un long processus rédactionnel au Parlement (qui a adopté la loi à la quasi-unanimité). Elle vise à arrêter des soins inefficaces, en quelques sortes, et à proposer au patient non pas de soigner la maladie, mais seulement les souffrances qu’elles occasionnent (ce qu’on appelle les soins palliatifs, afin que ce qui reste à vivre, a priori bref, soit dans le meilleur confort possible, et à 99% des situations, la pharmacologie peut le faire).
Une autre condition pour arrêter les soins, c’est qu’il y ait souffrance. C’est, je pense, le meilleur droit conquis par le patient : il ne faut plus qu’il souffre. C’est le but de la loi. Et précisons pour ceux qui ne sont pas vraiment au clair avec la religion catholique (entre autres) qu’aucun prêtre n’a jamais promu la souffrance comme source de rédemption à notre époque. Tous veulent au contraire son abolition, comme le reste de leurs contemporains. Techniquement, plutôt, physiologiquement, la souffrance a l’intérêt de signaler un "défaut" dans le corps. Dès que ce "défaut" (ou défaillance) est connu, la souffrance devient complètement inutile, et heureusement, les connaissances médicales actuelles permettent sa suppression (soins palliatifs).
Particulièrement en rapport avec la situation de Vincent Lambert, la loi Claeys-Leonetti a inclus dans les "soins" l’hydratation et l’alimentation. Il aurait fallu probablement considérer qu’elles pourraient être considérées comme des soins à la condition qu’elles ne soient pas les seuls soins. En revanche, il ne faut pas craindre la faim et la soif, dans la mesure où le corps est mis sous sédation profonde, ce qui fait qu’il ne ressent aucune souffrance que pourraient provoquer la faim ou la soif. Dans la plupart des situations extrêmes concernées, le corps lutte de toute façon pour autre chose, bien plus cruciale (maintenir le cœur, garder chaud le cerveau, etc.).
Vincent Lambert n’est pas en fin de vie
Comme on le voit, la situation de Vincent serait plus "simple" si Vincent pouvait dire : "je ne veux plus de cette vie d’enfermement, libérez-moi !". Dans ce cas, c’est la volonté du patient d’arrêter les soins qui l’emporte, mais sans rapport avec la loi sur la fin de vie. C’est en tout cas ce que beaucoup de monde semble vouloir lui prêter comme volonté. Or, ce n’est probablement pas le cas. Vincent s’est accroché à la vie au printemps 2013 lors de la première tentative d’arrêt de son alimentation. Pendant plus d’un mois, il a survécu, mais à l’époque, il bénéficiait encore d’une hydratation. La nouvelle loi permet désormais arrêter aussi l’hydratation, si bien qu’il aura beau vouloir s’accrocher à la vie, il mourra quand même (et rapidement) si on arrête de l’hydrater.
Dans le rapport d’expertise en novembre 2018, commandé par les juges eux-mêmes, même si cette expertise était très critiquable (car les experts n’ont pas procédé comme le font les spécialistes pour analyser la situation médicale de Vincent, en particulier, aucun spécialiste n’aurait évoqué le caractère irréversible d’une situation qu’on connaît encore mal), les experts ont quand même affirmé que, d’une part, Vincent ne souffrait pas et qu’il n’y avait donc aucune urgence médicale, et d’autre part, le maintien en vie, ou plutôt, le maintien des soins ne constituait pas une obstination déraisonnable. En ce sens, les experts ont clairement indiqué que la loi Claeys-Leonetti ne pouvait pas s’appliquer à la situation de Vincent Lambert.
Dans les décisions des juges, que ce soit le 31 janvier 2019 par le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, et le 24 avril 2019 par le Conseil d’État, j’ai l’impression que l’argumentation a toujours été la même, se basant uniquement sur la volonté de Vincent Lambert. Pourtant, nul ne peut la définir et nul n’est habilité à la donner à sa place. Aucune directive anticipée n’a été rédigée, aucune personne de confiance n’a été désignée (pourtant, il était lié professionnellement au milieu médical et devait être plus sensibilisé que la moyenne), et le seul élément, c’est la parole de son épouse contre la parole des parents. Son épouse, qui n’avait jamais évoqué cette supposée volonté d’en finir de Vincent entre 2008 (date de son accident) et 2013, affirme seulement à partir de 2013 qu’il lui avait confié qu’il ne souhaiterait pas vivre cette vie et préférerait en finir.
Je crois que l’hypothèse de la volonté de Vincent, impossible à établir, ne peut pas être considérée comme certaine. La seule option possible pour déterminer cette volonté présumée, cela aurait été si elle avait été établie dans le cadre d’un consensus de l’entourage. Or, justement, ce n’est pas le cas. La famille de Vincent s’oppose à son épouse à ce sujet. Le bénéfice du doute doit rester pour l’option la moins irréversible. Or, deux options sont actuellement "en lice" : l’arrêt de l’hydratation et de l’alimentation, et donc, la mort à très court terme, ou le transfert de Vincent dans une unité spécialisée où il sera réellement soigné pour son grand handicap.
Car c’est là qu’on croit rêver : Vincent n’est pas soigné pour son handicap. Il n’a aucun soin de kinésithérapie. Pire : il est enfermé à clef dans sa chambre, ses parents, qui le visitent chaque jour, doivent donner, à chaque venue, leur carte d’identité pour venir le voir. Il ne sort jamais de sa chambre, il n’a même pas un fauteuil roulant pour qu’il puisse être promené dans un jardin, ou dans d’autres lieux. Il est surtout dans le mauvais service, il est en soins palliatifs, alors qu’il n’est pas en fin de vie, il est en situation de grand handicap. Plusieurs établissements spécialisés ont déjà proposé qu’ils pourraient l’accueillir, mais l’hôpital refuse (obstinément) tout transfert. Il est là, le cauchemar de Vincent. Pourquoi refuse-t-il le transfert alors qu’il refuse de maintenir les soins ?
Car Vincent Lambert n’est pas à débrancher. Il n’a aucun tuyau. Il vit tout seul. Il ne coûte pas très cher à la collectivité, mis à part son lit. Il respire tout seul, sans machine. Son cœur bat tout seul, sans machine. Son cerveau n’est pas un légume : toutes les fonctions cérébrales fonctionnent, sauf la capacité à entrer en relation avec les autres. Il a même montré des signes timides de déglutition, certes insuffisants mais cela signifie qu’il n’a pas perdu le réflexe de déglutition. Sans être stimulé, il ne peut guère avoir des améliorations de son état. Sa seule dépendance, qui le range aussi parmi les bébés, les vieillards, et les personnes à situation de handicap, c’est qu’il a besoin qu’on le nourrisse et qu’on l’hydrate, à cause de sa déglutition. D’ailleurs, les parents de Vincent avaient pu l’accueillir dans leur maison de la Drôme, en novembre 2012, sans aucune surveillance médicalisée, lorsqu’ils n’habitaient pas encore près de son hôpital, avant les tentatives d’arrêt des soins.
J’en viens à cette petite chronologie récente pour bien comprendre la situation actuelle.
Les derniers événements
Le 24 avril 2019, le Conseil d’État a rejeté le recours contre l’arrêt du tribunal administratif de Châlons-en-Champagne du 31 janvier 2019. Les parents de Vincent font alors deux recours, ou plutôt deux fois deux recours.
Un double recours auprès de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui est une instance juridiquement supérieure aux instances nationales concernant le respect des droits de l’homme, et l’un des droits les plus élémentaires, le plus élémentaire, c’est le droit à la vie. C’est pour la défense de ce droit que Robert Badinter a fait voter l’abolition de la peine de mort et qu’il s’oppose de toutes ses forces à l’euthanasie. Le droit à la vie est le premier des droits (voir aussi la déclaration de Genève à la fin de cet article).
Dans ce double recours, il y a un recours sur le fond, qui nécessite du temps pour instruire la réflexion, mais il y a aussi un recours sur la procédure : pendant le temps de cet examen, il a été demandé à la CEDH qu’elle demande à la France de ne pas arrêter les soins. Or, à la stupéfaction de toute personne logique, la CEDH a rejeté très rapidement, dès le 30 avril 2019, ce premier recours, ce qui laisse entendre qu’elle connaît déjà sa conclusion. En clair, elle dit à la France : je vais étudier pendant plusieurs mois voire années si l’arrêt des soins de Vincent constitue ou pas une atteinte aux droits de l’homme, mais en attendant, vous pouvez quand même arrêter les soins. Si je dis que c’est une violation des droits humains à la fin, ce sera tant pis, puisque Vincent ne sera plus là.
Heureusement, et c’est le changement par rapport à 2014, parallèlement au recours devant la CEDH, les parents de Vincent ont fait un autre double recours au Comité international des droits des personnes handicapées de l’ONU (CIDPH). La France a ratifié le 10 février 2010 la Convention des droits des personnes handicapées. Or, dans sa sagesse, le CIDPH a accepté le 3 mai 2019 la requête sur les mesures provisoires, à savoir, de ne pas arrêter les soins de Vincent avant la fin de l’examen du recours pour « éviter qu’un dommage irréparable ne soit causé aux victimes de la violation présumée ». Le CIDPH a donc demandé à la France de donner son point de vue d’ici à six mois et lui a ordonné de ne pas arrêter les soins pendant ce temps d’examen.
Ensuite, hors de toute procédure judiciaire, il y a eu deux déclarations particulièrement choquantes et effrayantes, qui peuvent avoir de graves conséquences.
La première est une déclaration de la Ministre de la Santé Agnès Buzyn, interrogée sur LCI le 5 mai 2019. Elle a énoncé beaucoup d’approximations et d’inexactitudes, ce qui laisse penser qu’elle est partiale. Ainsi, elle a dit : « Les parents de Vincent Lambert se sont retournés vers ce comité qui s’occupe des personnes handicapées et non des personnes en état végétatif comme Vincent Lambert. ».
D’une part, le recours au CIDPH n’est pas consécutif à la réaction de la CEDH mais a été fait parallèlement au recours à la CEDH. En revanche, le CIDPH a dû réagir vite dès lors que la CEDH donnait le feu vert pour l’arrêt immédiat des soins. D’autre part, les médecins-conseils des parents ont rappelé à la ministre : « Les patients en état de conscience altérée ont des séquelles motrices et intellectuelles secondaires à des lésions cérébrales acquises lors d’un accident ou d’un AVC. Leur état peut rester stable, sans intervention médicale lourde, pendant de nombreuses années. Ils sont donc bien handicapés au sens médical et juridique. ».
Agnès Buzyn a également déclaré : « Aujourd’hui, juridiquement parlant, tous les recours sont arrivés au bout, et toutes les instances juridictionnelles, qu’elles soient nationales ou européennes, confirment le fait que l’équipe médicale en charge de ce dossier est en droit d’arrêter les soins. ».
Là encore, beaucoup d’approximations, et c’est curieux de considérer que Vincent Lambert n’est qu’un "dossier". Le plus frappant, c’est la reprise de ce que les médias en général ont donné (mal), à savoir l’information concernant la décision de la CEDH : le CEDH n’a pas rejeté la requête des parents sur le fond, mais seulement celle concernant les mesures provisoires (maintenir en vie Vincent pendant l’examen de la requête). Donc, il est faux de dire que la CEDH a rejeté le recours des parents, d’autant plus faux qu’il paraîtrait invraisemblable que cette cour si occupée ait pu répondre en moins de six jours à une telle requête ! De plus, le CIDPH va aussi examiner le recours des parents et il n’y a donc pas d’arrêt de procédure judiciaire. Si, malgré cela, la vie de Vincent venait à être menacée, la responsabilité de l’État et de l’hôpital de Reims pourrait être mise en cause.
Le dernier point des déclarations d’Agnès Buzyn fut le suivant : « Nous ne sommes pas tenus par ce comité légalement, mais bien entendu, nous prenons en compte ce que dit l’ONU et nous allons leur répondre. ».
Pourtant, dans l’article 4 du Protocole facultatif se rapportant à la Convention relative aux droits des personnes handicapées, la France a accepté de se soumettre à la juridiction du CIDPH qui a donc légalement le droit d’ordonner à la France de ne pas arrêter les soins tant que l’examen de la requête n’est pas terminé.
Les deux avocats de la famille, Me Jean Paillot et Me Jérôme Triomphe, ont répondu à la ministre ainsi : « Le CIDPH (…) a été créé par une convention internationale que la France a ratifiée le 10 février 2010 en acceptant librement de se soumettre aux obligation en découlant (…). Conformément au droit international, les mesures provisoires demandées par le CIDPH sont juridiquement contraignantes. (…) Ces propos irresponsables masquent mal l’embarras du Ministre de la Santé face à ce fiasco éthique, médical, humain et judiciaire qu’est devenue l’affaire Lambert. ».
La seconde déclaration a encore plus de conséquence puisque, piétinant odieusement la demande de l’ONU, le médecin traitant de Vincent a annoncé le 10 mai 2019, par une lettre aux parents de Vincent, qu’il procéderait à l’arrêt de l’hydratation et de l’alimentation de Vincent dans la "semaine du 20 mai 2019" (cette information a été diffusée le 11 mai 2019). Et cela malgré la décision du CIDPH.
Violer le droit international tout en bafouant le droit de Vincent à vivre ?
Les avocats de la famille de Vincent ont communiqué ainsi le 11 mai 2019 : « Dès cette annonce du docteur Sanchez, la famille a découvert la mise en place par le CHU de Reims d’un plan Vigipirate contre on ne sait quels terroristes. Si cette décision était exécutée, Vincent Lambert mourrait en quelques jours, entouré probablement de forces de l’ordre en nombre, et le docteur Sanchez pourrait remettre à Viviane Lambert un fils mort pour la fête des mères le 26 mai prochain. C’est au mépris des mesures provisoires ordonnées par l’ONU le 3 mai 2019 au profit de Vincent Lambert, handicapé, vulnérable et sans défense, que le docteur Sanchez a décidé qu’il mourrait dans le couloir de la mort dans lequel il est enfermé à clés depuis des années. ».
Et le communiqué se poursuit ainsi (j’ai mis moi-même en gras pour souligner la phrase essentielle) : « Les experts judiciaires désignés ont pourtant clairement affirmé que Vincent Lambert n’était pas en situation d’obstination déraisonnable. Il s’agit en fait de l’euthanasie d’une personne handicapée pour la seule raison qu’elle est handicapée. Il n’y a aucune urgence médicale à arrêter l’alimentation et l’hydratation de Vincent Lambert et rien ne justifie une violation aussi éhontée du droit international et des mesures provisoires réclamées par l’ONU. Comment la France peut-être prétendre prendre la Présidence du Conseil de l’Europe le 24 mai prochain quand elle viole aussi délibérément les traités qu’elle ratifie, qui plus est à la veille des élections européennes ? Quel message pour les Français et pour la communauté internationale ! Nous en appelons dès à présent au Défenseur des droits, qui a été chargé par la France de veiller à l’application stricte de la Convention internationale des droits des personnes handicapées. Nous en appelons également au Président de la République qui est le garant de la parole donnée de la France pour que notre pays ne se déshonore pas. » (11 mai 2019).
Pour finir ce triste exposé, je rappelle un extrait de la Déclaration de Genève adoptée en septembre 1948 par l’assemblée générale de l’Association médicale mondiale, dans sa version modifiée en octobre 2017 à Chicago, équivalent moderne du Serment d’Hippocrate que tout médecin doit faire sienne : « En qualité de membre de la profession médicale, je prends l’engagement solennel de consacrer ma vie au service de l’humanité ; je considérerai la santé et le bien-être de mon patient comme ma priorité ; je respecterai l’autonomie et la dignité de mon patient ; je veillerai au respect absolu de la vie humaine ; je ne permettrai pas que des considérations d’âge, de la maladie ou d’infirmité, de croyance, d’origine ethnique, de genre, de nationalité, d’affiliation politique, de race, d’orientation sexuelle, de statut social ou tout autre facteur s’interposent entre mon devoir et mon patient (…). ». "Je veillerai au respect absolu de la vie humaine". Tout y est dit…
Sylvain Rakotoarison (12 mai 2019)
Source : Agoravox