Le thème de fin de vie
par Albert Guigui, Grand Rabbin de Belgique
Le thème de fin de vie n’est pas évident. Il touche à un des fondements de notre civilisation et de notre culture. Il interpelle chacun d’entre nous.
Pour le judaïsme, le respect de la vie humaine est absolu, sacré, inviolable. La vie de l’homme n’est sujette ni à être mesurée, ni à être pesée. Chaque seconde d’une vie a une valeur absolue. Un instant, une minute dans une vie sont investis d’une importance incomparable, puisqu’il suffit d’un moment de repentir complet pour permettre à l’homme, de se transformer de pécheur endurci en juste parfait.1
La vie humaine a une valeur infinie parce que l'homme est fait à l'image de Dieu. " C’est pourquoi l’homme a été créé unique, pour t’enseigner que celui qui détruit une vie est considéré comme s’il détruisait un monde entier et celui qui maintient une seule vie est considéré comme s’il maintenait un monde entier."2
Cette importance considérable accordée à la protection de la vie n'est pas sans répercussion sur la vie religieuse. En effet, certaines prescriptions religieuses sont modifiées, voire supprimées pour sauver une vie en danger. Rapportons en quelques exemples:
On sait l'importance du repos du Chabbath. Or, il est permis voire obligatoire de contrevenir à ce repos Chabbatique et même de transgresser d'autres commandements pour sauver une vie humaine.3
Yom Kippour, jour du pardon est une des journées les plus sacrées du calendrier hébraïque. Durant cette journée, il est interdit entre autre de travailler et de consommer tout aliment. Toutefois, en cas de danger, il est permis de nourrir un malade autant que cela lui sera nécessaire.4
Nous comprenons dès lors pourquoi le mot « euthanasie » suscite l'opposition des penseurs juifs traditionnels. Le judaïsme refuse l'idée de mettre un terme à la vie même par compassion pour abréger les souffrances des malades.
Le droit hébraïque est contre toute forme de dépénalisation de l’euthanasie. Rabbi Yossef Caro dans son Choulhan ‘Arouch, code de lois juives, est catégorique à ce sujet. Il écrit : « Le moribond doit être considéré comme vivant en tout ce qui le concerne. Il est interdit de faire quoique ce soit qui puisse hâter la mort ...A quoi ceci peut-il être comparé ? A une lumière tremblotante qu’il suffit de toucher pour qu’elle s’éteigne. .....Même s’il reste longtemps en agonie et qu’il en résulte une grande souffrance pour lui et pour ses proches, il est cependant interdit de provoquer rapidement la mort.... » Rabbi Moché Isserles ajoute « Il ne faut pas faire en sorte qu’il meure vite. Ainsi, celui qui agonise longtemps sans parvenir à s’éteindre, on ne peut lui soustraire l’oreiller ou l’édredon sous prétexte que certaines plumes qu’ils contiennent ont pour effet de retenir la vie....Toutefois, si une cause extérieure l’empêche de rendre l’âme, par exemple, un bruit de coupage de bois parvenant jusqu’à lui et maintenant son attention en éveil ....il est permis d’écarter cet obstacle qui le rattache à la vie car ce faisant, on n’agit en rien ».
La tradition juive compare l'état du moribond à la lumière tremblotante d’une bougie qu’il suffit de toucher pour qu’elle s’éteigne.5 La Torah ne fait pas de distinction entre un enfant qui a toute la vie devant lui et un vieillard âgé. L’euthanasie, c’est ouvrir la porte à tous les abus.
D’autant plus que le souci principal de l’hôpital aujourd’hui est de réduire les frais exposés par des malades en phase terminale pour répondre aux pressions financières exercées sur eux par les gouvernements. Ils reçoivent une enveloppe budgétaire très souvent inférieure aux besoins. Aussi, on coupe là où l’on peut. L’euthanasie dans nos hôpitaux risque de devenir non pas un problème d’éthique mais un problème budgétaire. La maîtrise des dépenses en soins de santé préconisée par certains gouvernants peut déboucher sur une loi qui favorise " l'euthanasie économique " et dont les premières victimes seraient les pauvres et les indigents.
Le médecin n’a pas le droit de régler son attitude sur la notion de curabilité, ni d’incurabilité. Le médecin qui croit un malade incurable diminue par là même son pouvoir thérapeutique et son rayonnement comme un général qui engageant une bataille la croit perdue d’avance. Il n’a pas non plus le droit d’écouter le désir du malade car l’homme n’a pas le droit de décider de sa vie ou de sa mort. Rabbi David Ben Zimra connu sous le nom du RaDBaZ explique que l’homme n’est pas propriétaire de sa vie, celle-ci appartenant à Dieu. C’est ainsi que selon rabbi Yéhouda Hé HASSID, on ne peut satisfaire au désir de l’agonisant.
Lorsqu’on aura d’abord éliminé ceux qui sont très malades, on créera ensuite des gradations de gravité. Ne devrait-on pas créer un institut de la mort qui décidera qu’on n’a le droit de survivre que si l’on ne remplit pas telle ou telle condition. Pour nous, le destin malheureux est fait pour être redressé. Dans tous les cas, les malades doivent avoir les médecins avec eux et non contre eux.
On parle de mise à mort par pitié. Or, la pitié est un concept dangereux et ambigu. Souvent la compassion envers les malades cache des motifs moins nobles qu’on ne le pense.
Le psychiatre Henri BARUK rappelle que le mot euthanasie en hébreu se traduit par l’expression « Hamatat Hessed « (mise à mort par pitié). Or, le mot Hessed a une double signification en hébreu : pitié mais aussi opprobre, excès de compassion irréfléchie et abusive. Le sentiment de pitié et de compassion, affirment les Rabbins du Talmud, doit être soutenu par un souci de vérité selon l’expression classique : Hessed vé Emeth.
La volonté ou le simple accord du patient à mourir, n’a pas d’influence sur le caractère meurtrier de l’acte d’un tiers qui donnerait la mort directement et volontairement.
De fait, la délégation sur la vie et la mort n’existe pas et par conséquent, la notion de « suicide assisté » n’a pas de fondement.
Afin de soulager les souffrances (physiques et/ou psychologiques) liées à la fin de vie, on peut éliminer dans l’environnement du patient irrémédiablement condamné (donc à court terme), les éléments qui entravent et/ou ralentissent le processus d’agonie. Dans certains cas, ce souci pourra prendre la forme d’une cessation thérapeutique.
Dans tous les cas et même lorsque la cessation de traitement est autorisée, le soulagement de la souffrance immédiate et des besoins vitaux, devra obligatoirement être assuré avec la même vigilance que pour le patient dont le pronostic est positif .
La liberté morale du patient qui se sait condamné sans équivoque, consiste à pouvoir refuser de poursuivre une forme d’acharnement thérapeutique qui rallongerait un peu sa vie, mais au prix de souffrances incomparablement plus importantes.
Face à tel désarroi, l’entourage et le corps médical sont appelés à faire le nécessaire pour soutenir le patient moralement dans le sens du désir de vivre, ainsi qu’à valoriser dans son jugement, la valeur spirituelle d’une période de vie supplémentaire.
L’arbitrage financier ne peut en aucun cas servir de borne pour décider du maintien d‘un patient en vie. Envisagé dans son individualité immédiate, que ce soit pour les proches ou pour le corps social auquel il appartient, le patient dont il faut prolonger la vie dispose toujours de la priorité sur les ressources existantes.
L’ensemble des préceptes religieux et spirituels édictés par la Torah s’effacent ponctuellement face à l’urgence d’une vie à sauver, même lorsque le patient est médicalement condamné à très court terme . Ceci, à l’exception des trois interdits dont la transgression reste infranchissable : l’idolâtrie, le meurtre et l’adultère. Cette éviction ponctuelle de tout le reste répond à un principe qui anime l’esprit de toute réflexion opérationnelle sur la vie et la mort dans la halacha : le principe selon lequel la Torah est donnée comme véhicule matériel et spirituel de vie, au sens le plus fort du terme.
1. Gugenheim, E., Les portes de la loi , Albin Michel, Paris, 1982, p.249
2. Talmud de Babylone, Traité Sanhedrin 37a
3. Idem. Traité Yoma, 92,a
4. Choulhan ‘Arouch, Orah Hayym, 617,2
5. Idem. Yoré Déah, 339,1
Source : Perspective Juive