Troisième partie
Légaliser l'assistance au suicide ?
II-3-Les « situations- limites »
Si l’interdit énoncé par la loi et sa valeur de limite font l’objet d’un consensus particulièrement large, il est des situations complexes dans lesquelles certains choisissent de s’en affranchir, par compassion ou par conviction, ou pour d’autres mobiles plus obscurs.
Les partisans de la légalisation de l’assistance au suicide estiment que cet état de fait justifie un déplacement de la limite de l’interdit. Ils soulignent que l’assistance au suicide est une réalité qu’il est hypocrite de laisser vivre dans l’ombre et le non-dit au nom de la pureté des principes éthiques en la renvoyant au vocabulaire de la compassion et en laissant ceux qui la pratiquent encourir un risque pénal.
Le Comité observe tout d’abord qu’il est très difficile de savoir ce qu’il en est de la réalité et du nombre de ces situations dites extrêmes ou limites pour lesquelles les médecins ou les proches d’un malade envisagent de prendre un tel risque, risque dont ils peuvent avoir plus ou moins conscience.
Alors qu’il est essentiel d’éclairer la réalité des faits sur ce point, on ne dispose pas d’étude pertinente, hormis celle publiée récemment par l’INED36. Or il est nécessaire, sur un tel sujet, de séparer la rumeur des faits. Cette publication de l’INED montre que les euthanasies sont rares : elles représentent 0,2% des décès si on associe l’intention de donner la mort, la demande du patient et l’injection d’une substance létale par un soignant, soit environ 1 100 des 550 000 décès annuels en France. Mais cette étude intéressante ne nous éclaire toutefois pas sur la réalité des situations qui conduisent à une assistance au suicide.
Cette même étude estime que 0,4% des décès résulteraient d’une injection de produit létale par un soignant en dehors de toute demande de la personne. Ces situations, qui correspondent de fait à des homicides, sont inacceptables37. Là encore, l'étude conduite ne nous éclaire aucunement sur la nature des situations qui ont conduit à une telle pratique. Or ces situations doivent à l’évidence être explorées.
Lorsqu’ils sont confrontés à une situation qu’ils estiment limite ou extrême, pour laquelle l’application stricte de la loi leur paraît une mauvaise solution, le médecin ou les acteurs de santé concernés devraient choisir une voie intermédiaire entre l’abandon de la personne au motif que la réponse qu’ils envisagent est illégale et la pratique d’un geste dans la solitude et dans l’ombre pour éviter toute condamnation. Dans cette situation précise, il est indispensable au contraire qu’ils provoquent un processus de délibération collective - au sens proposé dans le chapitre II. Au terme de cette délibération, une trace écrite devrait montrer que toutes les alternatives ont été recherchées, - en particulier la sédation jusqu’au décès – et permettre de justifier et motiver la décision, rendant ainsi visible ce qui jusqu’à ce jour se situe dans l’opacité….. Cette manière de procéder est avant tout de nature à permettre, dans l’intérêt du patient, une décision plus juste; elle peut aussi cantonner ou supprimer le risque que des professionnels qui auraient agi avec compétence, diligence et humanité fassent l’objet de poursuites. On peut ici évoquer les notions « d’engagement solidaire » et d’« exception d’euthanasie » qui figurent dans l’avis n°63 du CCNE38.
Le Comité observe qu’il est indispensable d’en savoir plus sur ce point en conduisant, dans la durée, des études approfondies, qui tiennent compte de la qualité de l’accompagnement, du bénéfice de soins palliatifs et de la possibilité éventuelle d’obtenir en toute fin de vie une sédation profonde ; ces éléments, lorsqu’ils sont effectivement présents, devraient tendre à limiter considérablement les situations-limites.
A ce stade, il n’est donc pas possible d’affirmer que la volonté de maintenir l’intangibilité des principes se fait au prix d’une pratique ambiguë et occulte, mais acceptée, qu’une légalisation « réaliste » permettrait d’aborder de manière plus claire.
Le Comité observe par ailleurs que déplacer la frontière de l’interdit ne supprimerait pas cette frontière : quelle que soit la limite, il existera toujours des situations limites qui la rencontreront et l’interrogeront. Si l’interdit de donner la mort devait être déplacé, il faudrait s’interroger sur le risque que sa délimitation se fasse par un curseur mouvant et réévaluable en fonction d’un bilan entre les avantages et les inconvénients de différentes catégories de situations. Ce risque est évidemment déjà présent : il appelle à une grande vigilance dès lors qu’il est question d’arrêter un traitement, mais aussi s’agissant de l'accès aux traitements, et notamment à la réanimation. Il est particulièrement sensible dans une société où la place du réalisme économique peut largement empiéter sur le respect de la personne. Une prudence extrême s’impose ainsi s’agissant de l’aide active apportée à une personne pour qu’elle mette fin à ses jours ; ce, d’autant qu’il serait très difficile de borner de manière efficace la possibilité ouverte par la loi de supprimer sa vie pour vaincre une situation jugée insupportable par la personne, notamment parce qu’il est excessivement difficile de codifier de manière sérieuse les limites du supportable.
Enfin, certains soulignent que fonder une éthique – et a fortiori le droit – sur la compassion serait périlleux. Compatir avec la souffrance de l’autre est une valeur indiscutable ; faire de la compassion un principe éthique ou juridique déterminant serait dangereux La compassion seule peut conduire aux pires excès, dans une attitude fusionnelle. Elle peut être une projection de nos peurs. Elle doit être équilibrée par d’autres principes. Une morale qui, excluant de son champ les repères, se réfèrerait à la seule empathie, risquerait de se dispenser de l’appui de la raison discursive et de se détacher de la nécessité première de renforcer l’engagement solidaire envers les personnes vulnérables.
Mais il est vrai, à rebours, que la demande d'assistance au suicide n'est pas toujours formulée comme une demande de compassion, mais comme une demande de solidarité qui permettrait "d'échapper à une obligation de subir la compassin", et exprimerait un plus grand respect pour l'autonomie et la liberté de la personne.
II-4- Le bilan des expériences étrangères invite à la prudence, notamment lorsqu’elles autorisent l’euthanasie
Le bilan, détaillé en annexe 2, n’est pas le même dans tous les pays qui pratiquent l’aide active à mourir depuis longtemps ; les données relatives aux pays du Bénélux, qui permettent l’euthanasie soulèvent selon le Comité, comme pour la Commission Sicard, des interrogations difficiles. La progression des chiffres y est nettement plus vive. Alors que l’Etat de l’Oregon et la Suisse ne comptent que plusieurs dizaines de suicides assistés par an, le nombre de signalements d’euthanasie a augmenté de 18% entre 2010 et 2011 aux Pays-Bas et ont presque triplé en Belgique depuis 2006 : on y dénombre aujourd’hui 1200 euthanasies par an.
Dans les autres pays, les données sont plus stables. Elles mettent néanmoins en évidence qu’un risque existe que les patients qui pourraient retrouver le goût de vivre ne reçoivent pas les soins auxquels ils auraient droit. Ainsi, d’après les rapports annuels de l’Etat d’Oregon sur les suicides médicalement assistés39, le nombre d’assistances au suicide augmente régulièrement, bien que faiblement, alors que diminue le nombre des patients auxquels une prise en charge médicale pour dépression est proposée en fin de vie.
Néanmoins, une étude récente montre que cette évaluation par un psychiatre est plus stricte que lors des décisions, bien plus fréquentes, de limitation ou d’arrêt de traitement vitaux40.
Le champ d’application de la loi est-il respecté?
- Même s’il s’agit de plus de la question de l’euthanasie, l’expérience des pays du Bénélux montre qu’il paraît relativement illusoire de fixer de manière stable les critères de l’éligibilité à l’euthanasie. Ces pays ont légalisé l’euthanasie pour les malades en phase terminale aptes à décider, mais en pratique, la cible s’est progressivement avérée être plus large et s’étend aux membres vulnérables de la société. En Belgique, plusieurs majeurs incapables ont ainsi été euthanasiés, de même que des personnes atteintes de maladies neuro-dégénératives dans une phase assez précoce. Comme en témoignent la trentaine de propositions de loi visant à étendre le champ d’application de la loi de 2002, les demandes sont loin d’être épuisées dans ce pays. Une modification de cette loi tendant à étendre le droit à l’euthanasie aux personnes démentes et aux mineurs est actuellement soumise au Parlement. Cette volonté d’élargir le champ d’application de la loi sur l’euthanasie montre que son principe est désormais bien ancré et admis par une majorité de citoyens dans la société belge, même si c’est avec de grandes disparités entre Wallons et Flamands. Elle témoigne aussi de ce que l’euthanasie est conçue comme un droit de la personne dont il n’est pas légitime de frustrer par principe telle ou telle catégorie de citoyens.
- Aux Pays-Bas, l’euthanasie, souvent pratiquée par un médecin traitant qui connaît la personne, dans un contexte dans lequel la mort à domicile est la norme, paraît globalement bien acceptée. Certains soulignent toutefois un relatif affaissement de la solidarité au gré d’une banalisation de cette pratique. Par ailleurs, la tentation de réinterpréter de manière toujours plus large les termes du texte est présente : est ainsi étudiée la création d’« équipes mobiles » spécifiques pour la pratique de l’euthanasie. .
- En Suisse, le suicide assisté, toléré en vertu d’une interprétation a contrario de la loi pénale, n’est pas non plus resté cantonné strictement aux personnes en toute fin de vie. Selon une étude, l’association suisse Exit Deutsche Schweiz a assisté entre 1990 et 2000 748 suicides : 21,1% des personnes en cause ne souffraient d’aucune maladie mortelle41.
Ainsi que l’a relevé le rapport de la commission Sicard, la légalisation de l’euthanasie ne fait pas disparaître les actes pratiqués en violation de la loi : on compterait en Belgique trois fois plus d’euthanasies pratiquées dans des conditions suspectes qu’avant l’adoption de la loi – ce qui n’est paradoxal qu’en apparence et peut s’expliquer par une certaine facilité à mettre en oeuvre ces pratiques.
Il faut aussi s’interroger sur la difficulté particulière qui peut être celle des deuils consécutifs à une aide active à mourir. Certains tenants du suicide assisté mettent en avant l’apaisement des familles qui accompagnent le mourant. La réalité est plus complexe et moins systématique. La mort provoquée n’apporte pas toujours la sérénité à l’entourage¸ elle n’est pas toujours « douce » pour l’intéressé. Le processus peut être long et s’étaler sur plusieurs heures et certains signes extérieurs, comme les râles terminaux et les pauses respiratoires, peuvent s’avérer angoissants pour ceux qui sont présents. Le rôle qui est souvent dévolu aux proches ne va pas de soi : aider le suicide d’un parent, y assister, en porter le poids...
L’acte n’est ainsi pas dénué de violence, tant symbolique que réelle. On remarque d’ailleurs la relative réticence des médecins à s’en occuper. En Suisse, le corps médical est très clivé sur la question. Il faut désamorcer l’illusion qui voudrait que l’euthanasie soit simple pour le médecin à qui il est demandé de prêter son concours. Il n’est vraisemblablement pas plus facile de donner la mort, de quelque manière que ce soit, que de se suicider. De nombreux témoignages de personnels soignants, y compris au sein du Comité, ont relaté la difficulté extrême avec laquelle ils avaient vécu la pratique de l’administration de « cocktails lithiques » à des malades en toute fin de vie, qui s’est nettement résorbée même si, ainsi qu’on l’a vu, elle n’a pas complètement disparu.
Enfin, la pratique de l’assistance au suicide ou de l’euthanasie semble résister à tout contrôle efficace. Bien que les législations aient prévu des commissions de surveillance, le contrôle se fait a posteriori et sur un mode déclaratif, misant sur l’expérience clinique et la bonne foi du médecin qui rapporte les faits. Il en résulte une absence quasi systématique de poursuites (aucune à ce jour en Oregon, au Luxembourg et en Belgique ; quelques-unes par an aux Pays-Bas).
36 Pennec S, Monnier A, Pontone S, Aubry R. “End-of-life medical decisions in France: a death certificate follow-up survey 5 years after the 2005 Act of Parliament on Patients' Rights and End of Life”. BMC Palliative care 2012; 11 (25) ; enquête réalisée en collaboration avec l’Observatoire national de la fin de vie.
37 Dans son avis n°63 "Fin de vie, arrêt de vie, exception d'euthanasie", le CCNE soulignait que "Hors consentement, aucun acte euthanasique ne saurait être enviagé".
38 « …. ce qui ne saurait être accepté au plan des principes et de la raison discursive, la solidarité humaine et la compassion peuvent le faire leur. Face à certaines détresses, lorsque tout espoir thérapeutique est vain et que la souffrance se révèle insupportable, on peut se trouver conduit à prendre en considération le fait que l'être humain surpasse la règle et que la simple sollicitude se révèle parfois comme le dernier moyen de faire face ensemble à l'inéluctable. Cette position peut être alors qualifiée d'engagement solidaire. » « Si en situation concrète la décision d'arrêter une vie peut aux limites apparaître un acte acceptable, cet acte ne peut se prévaloir d'une évidence éthique claire. Une telle décision ne peut et ne pourra jamais devenir une pratique comme une autre. Cette pratique, fondée sur le respect des droits imprescriptibles de la personne, ne doit tendre qu'à inscrire fermement les fins de vie et, éventuellement, les arrêts de vie, au sein de la vie elle-même et à ne pas exclure d'un monde humanisé les derniers instants d'une existence donnée. »
39 Consultables sur le site http://www.oregon.gov/DHS/ph/pas/index.shtml.
40 Prokopetz J.J.Z, Soleymani Lehmann L. Redefining Physicians’ Role in Assisted Dying.n engl j med 2012; 367: 97-99
41 Bosshard G, Ulrich E, Bär W. 748 cases of suicide assisted by a Swiss right-to-die organization. Swiss Medical Weekly 2003. 133.:310–317·
Source : CCNE