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Euthanasie : pourquoi exiger d'un soignant un tel acte de mort est une forme de "prise d'otage" fondée sur un présupposé discutable

Face à la fin de vie d’un proche, nous sommes souvent démunis et déstabilisés. Au choc émotionnel s’ajoutent des questions angoissantes. Faut-il continuer les traitements au risque d’une obstination déraisonnable ? Convient-il de privilégier la qualité de vie à la quantité de survie ? Extrait de "Face à la fin de vie d'un proche", de Bernard-Marie Dupont, François Bourin éditeur (2/2).

Bernard-Marie Dupont est médecin spécialiste et docteur en droit. Il est vice-président national de l’Association d’entraide aux malades traumatisés crâniens et autres cérébrolésés, et aux Familles (AEMTC). Il enseigne également la philosophie à l’Université de Paris Sud XI (Orsay).
par Bernard-Marie Dupont,

 

... Le soignant, à qui l’on demande d’être le bras armé de l’acte d’euthanasie, n’est-il que cela ? Ne peut-il être que cela, un simple instrument ? C’est la question de la liberté individuelle et de la conscience, tant personnelle que professionnelle, du soignant.

Comment être absolument certain de l’objectivité de la demande du patient ? Cette question terriblement angoissante est au coeur de toute relation thérapeutique. Si l’individu montre, visuellement, des éléments de la pathologie dont il souffre (et la médecine contemporaine est ce spectacle télévisuel que nous connaissons), tout n’est pas nécessairement visible. Si Michel Foucault, dans Naissance de la clinique, a bien établi le lien automatique qui s’instaure trop rapidement entre le voir et le savoir, peut-on pour autant affirmer qu’il est possible de dissocier les éléments objectifs d’une demande (de soin, de mort) de ses déterminants subjectifs qui la contaminent ?

Si nous employons à dessein ce mot de contamination, c’est pour rappeler que celle-ci se propage et se transmet bien souvent sans bruit, et qu’elle passe alors inaperçue. Nous sommes en effet plongés, que nous le voulions ou non, dans les différents bains de couleur de la vie, ou, pour reprendre l’expression de Paul Ricoeur, nous prenons toujours un train en marche, qui nous a précédés et qui nous survivra. Et puisque nous sommes plongés dans un bain de couleur, notre décision est donc toujours teintée, marquée par la couleur du moment, qu’elle soit culturelle, sociale, historique ou géographique. Le soignant, même s’il le veut, aura donc bien du mal à n’être que le bras armé de la demande de mort formulée par un patient.

Il faut se faire à cette idée : nous n’aurons jamais la certitude d’atteindre l’objectivité de la connaissance ou la certitude de savoir si la décision du patient, ou celle du médecin, est réellement prise sous l’influence de la raison, du bon sens, et si elle procède d’une démarche authentiquement libre de toute influence.

« L’acte d’un tiers », qui qualifie l’euthanasie, pose la question de la réelle intention de celui ou de celle qui en fait la demande : la volonté du patient était-elle réellement d’en finir avec la vie ?

Il est demandé à un tiers de pratiquer un acte sans retour, une décision sans procédure d’appel possible et qui ferme la porte du temps. Or, les soignants savent bien que la décision, le projet thérapeutique, s’élaborent dans la durée, avec des contradictions, des renoncements, des refus, des acquiescements plus ou moins explicites, plus ou moins implicites. C’est que la médecine fait la part belle au non-dit : il s’agit bien plus de deviner, de discerner, que de voir.

Comment, dans ces conditions, être certain que la question posée par le malade est la bonne ? Désire-t-il réellement mourir ? Ou éviter un état, une situation qu’il juge intolérable ? Veut-il échapper de manière radicale aux douleurs ? Ne plus être une gêne pour la société ou ses proches ? Ou bien la mort est-elle réellement envisagée pour ce qu’elle est, ce point final ? L’abandon, la solitude, la douleur physique, la détresse psychologique, l’uniformité artificielle des plateaux techniques hospitaliers, l’impossible retour chez soi, sont autant de raisons qui peuvent induire ou encourager la demande de mort, autant de bonnes et de mauvaises raisons.

Enfin, cet « acte commis par un tiers », pose la question du bras armé qu’est le soignant. Ne pas être en mesure de se donner soi-même la mort est une chose ; demander à quelqu’un de pratiquer un acte d’euthanasie en est une autre. Est-il possible en effet de ne considérer le soignant que comme un simple instrument de la volonté du patient ? Passer du gouvernement de soi au gouvernement de soi par un autre, c’est faire peu de cas de l’identité et de la liberté de ce soignant à qui la demande d’euthanasie est adressée. Exiger du soignant un tel acte de mort, c’est une forme de ‘prise d’otage’, fondée sur un présupposé discutable : puisque l’autre est un soignant, c’est à ce titre que, de fait, et idéalement pour certains, en droit, il devrait se soumettre à la demande du malade et la mettre en oeuvre. Comment le médecin pourra-t-il vivre des exigences contraires à la déontologie et à la définition même de l’acte de soin ?

L’euthanasie est définie comme l’acte d’un tiers, « qui met délibérément fin à la vie d’une personne ». C’est le deuxième point de la définition de l’euthanasie donnée par le CCNE.

Ce deuxième élément de la définition ajoute au premier l’idée que le geste d’euthanasie est bien réalisé, non par accident ou comme un effet secondaire d’un traitement, mais avec la volonté manifeste d’abréger la vie du patient. L’euthanasie est donc un geste direct de mort, un acte dont la seule finalité est la mort. Cette précision a une grande importance, car l’évolution récente des traitements dans la prise en charge de la douleur et de la souffrance des patients, en dépit de la connaissance des effets secondaires de certains protocoles thérapeutiques, peut aboutir au décès du patient, mais cela reste exceptionnel, et surtout non intentionnel. Il ne s’agit pas pour autant d’un acte d’euthanasie, mais de ce que les anglophones nomment le principe du double effet : l’intention première du soignant est de combattre la douleur, ce qui passe par l’administration d’un médicament à des doses élevées, qui peuvent, éventuellement, être à l’origine du décès du patient. Mais rien n’est jamais certain en médecine, personne ne peut dire si l’excès de ce médicament va réellement abréger la vie du patient.

La différence entre le geste d’euthanasie et le principe du double effet qui peut conduire à la mort, réside dans l’intention première qui oriente le choix du praticien.

Enfin, le dernier moment de la définition de l’euthanasie précise que l’acte doit être commis pour « mettre un terme à une situation jugée insupportable », et ce n’est pas la moindre des difficultés que cette appréciation. Qu’est-ce, en effet, qu’une situation insupportable, et pour qui ? S’agit-il du constat de l’échec d’une thérapeutique médicale ? S’agit-il de l’aveu d’une impossible ou improbable guérison ? Est-ce un problème de nature ou de degré, de seuil ? Est-ce un moment dans la vie du malade, à partir duquel un niveau serait atteint, par le haut ou par le bas ? Et qui va décider de ce qui est devenu insupportable ? Le malade ? Le soignant ? Les deux ?

S’il convient, par exemple, d’établir un seuil au-delà duquel la douleur d’un patient serait devenue à ce point insupportable qu’elle autoriserait l’euthanasie, alors il faut admettre que les seuils sont très relatifs, culturels, influencés, voire différents d’un jour à l’autre pour un même malade. Le jugement appelle la mouvance, l’estimation, le pour et le contre, c’est-à-dire l’incertain, qui est le quotidien de toute relation thérapeutique. Or, l’euthanasie, elle, est un acte définitif, un aller simple. Dans ces conditions, si elle était appliquée chaque fois qu’une situation devait être considérée comme insupportable, la relation soigné-soignant se résumerait alors au jeu de la roulette russe, et rien ne limiterait plus les possibles abus.

Extrait de "Face à la fin de vie d'un proche", de Bernard-Marie Dupont, François Bourin éditeur, 2015.

Source : atlantico.fr