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Mourir par sédation ou l’idéologie du « bien mourir »

Opinion de Emmanuel Hirsch, professeur d’éthique médicale à l’université Paris Sud, 19/02/2015

Notre société fait le choix de légaliser une autre approche du mourir. À défaut d’être en capacité – comme certains y prétendaient hier – de « changer la mort », voir de la « maîtriser ». Il convient désormais d’intégrer le modèle d’une « bonne mort », d’un « bien mourir » opposé à cette conception du « mal mourir », figure emblématique de l’inacceptable, de l’insupportable que l’on se contente de fustiger. Car il est plus avantageux d’ériger des symboles que de s’investir au quotidien pour qu’évoluent les mentalités et les pratiques contestées depuis plus de trente ans par ceux qui assument la responsabilité politique de l’humanité du soin jusqu’au terme de la vie.

Les postures compassionnelles et les résolutions incantatoires imposent leurs règles. La discussion est close. Un dernier espace est concédé pour peu de temps aux disputations sémantiques attachées à ne pas encore assimiler la sédation profonde et continue à l’euthanasie. Le souci de la forme ne dissimule pas pour autant les intentions de fond. Il n’est pas convenable aujourd’hui d’entacher du moindre soupçon un consensus acquis après des années de concertations dont notre pays, affirme-t-on, sort « apaisé » et bénéficiaire de « nouveaux droits » (directives anticipées opposables, sédation profonde et continue).

À défaut d’être en capacité d’intervenir sur le « bien vivre », ce « vivre avec » revendiqué comme un droit fondamental par les personnes malades et leurs proches, nos responsabilités se sont figées dans la préoccupation de leur assurer un « bien mourir ». Les règles du « vivre-ensemble » s’étendront demain à l’administration – reconnue comme un droit – d’une sollicitude active dans la mort. Car la fin de vie n’est plus perçue que dans ses expressions les plus extrêmes. Comme une « souffrance totale » estimée incompatible avec une certaine idée des droits de la personne. Après avoir asséné comme une vérité l’inapplicabilité de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, le « mal mourir » s’est imposé comme une évidence scandaleuse justifiant sans plus attendre l’intervention du législateur. Peut-on encore affirmer qu’à ce jour en France – en institution ou au domicile – on meurt aussi et de manière majoritaire accompagné dans la dignité et le respect, et qu’aucune loi n’encadre, fort heureusement, ces approches en humanité ?

Il n’est plus l’heure de se soucier de l’état d’esprit que révèle, face à tant d’autres défis politiques et sociétaux, l’urgence législative « à bénéficier d’une assistance médicalisée pour terminer sa vie dans la dignité ». Les dépositaires de la sagesse publique se sont prononcés à ce propos de manière définitive, adossés à l’habileté de stratégies politiques parvenues de manière consensuelle à leurs fins. L’impatience est telle que l’on devient indifférent aux conséquences de ce qui se décide aujourd’hui, alors qu’il est tant question de lien social, de « valeurs qui font société », notamment là où les vulnérabilités humaines en appellent à nos solidarités.

« Éviter toute souffrance et ne pas prolonger inutilement sa vie », récapitule dans une prescription lapidaire nos devoirs d’humanité à l’égard d’une personne atteinte « d’une affection grave et incurable ». Face au « mal mourir » qui est l’expérience d’une souffrance existentielle profonde et complexe, notre souci de dignité se satisfera désormais de la perspective d’un « traitement à visée sédative et antalgique ». Peut-on encore soutenir que nos responsabilités auprès de celui qui souffre engagent autrement que la seule indication d’une sédation profonde, continue, terminale, voire euthanasique ? Lui témoigner notre considération et le soutenir, n’est-ce pas être auprès de lui et de ses proches lorsque l’exigence de confiance tient à la qualité d’une présence vraie et à la promesse de ne pas déserter ? N’est-il pas de l’ordre de nos obligations que d’être en capacité d’une mobilisation politique qui permette à chacun de parvenir au terme de son existence sans avoir été contraint à faire le deuil de sa dignité et de sa citoyenneté ? Au point de ne plus attendre de la société que l’acte d’une mort par compassion, d’une mort sous sédation, d’une mort médicalisée.

De quelles valeurs procède ce recours à l’anesthésie pour éviter toute exposition à notre finitude, à notre humanité ? Qu’en est-il du courage promu d’une mort « choisie », « autonome », ramenée au protocole d’un endormissement morphinique sous contrôle médical ? Qu’en est-il d’une mort « dans la dignité » invoquée comme « ultime liberté » par ceux qui en délèguent l’office à une procédure administrative et à un acte médical ?

L’idéologie du « bien mourir » imposera demain des normes, un « bien faire » qui visent l’abolition de toute exigence de questionnement, la délivrance des tourments existentiels comme des souffrances, et proposeront le cérémonial « apaisé » d’un dispositif encadré par la loi. Est-ce ainsi que s’entend la vie démocratique en termes d’humanité, de dignité et de responsabilité ? Il n’est pas certain que cette nouvelle législation de la « mort choisie » voire « revendiquée » n’ajoute pas à nos vulnérabilités sociales des souffrances inapaisables.

Source : la-croix.com