Professeur associé à Sciences Po Bordeaux, Robert Holcman analyse les conséquences d'une légalisation de l'euthanasie.
« Sud Ouest Dimanche: » Pourquoi avoir intitulé votre livre « Euthanasie, l'ultime l'injustice » (1), alors que semble se dégager un consensus de plus en plus fort sur une dépénalisation de cet acte ?
Robert Holcman. Ce que je démontre dans mon livre, c'est qu'une éventuelle légalisation de l'euthanasie frapperait prioritairement les plus pauvres et les plus vulnérables d'entre nous. Bénéficiant d'une espérance de vie moins longue, d'un temps plus court d'existence sans incapacité, ils se verraient mécaniquement davantage exposés à l'euthanasie, comme une ultime injustice au terme d'une existence déjà frappée par l'inégalité.
Mais cette loi fixerait des garde-fous, un encadrement ?
Qui va déterminer à quel moment la situation du demandeur est intenable ? Et qui va en juger ? Nous avons l'exemple des Pays-Bas. La région allemande frontalière voit arriver un flux de personnes âgées qui préfèrent terminer leurs jours dans une maison de retraite allemande. D'une façon plus générale, on peut se poser des questions sur la charité des familles.
La légalisation de l'euthanasie ne vous paraît donc pas être l'ultime conquête sociale ?
J'y vois plutôt la résurgence sous une forme moderne d'une pratique ancestrale caractéristique des économies de subsistance, qui incite au décès anticipé des moins productifs, comme chez les Inuits ou les Esquimaux. Ou comme ce que nous raconte le film japonais « La Ballade de Narayama » (2).
L'argument économique risque-t-il de concurrencer l'argument éthique ?
Avec la tarification T2A (NDLR : la tarification à l'activité), les soins palliatifs sont très rémunérateurs pour les hôpitaux. D'une façon générale, les soins aux personnes âgées sont un secteur prometteur. Mais la question centrale reste le caractère véritablement libre et éclairé de ces demandes de mort. L'euthanasie peut devenir une demande sociale, avec des justifications économiques. Je crains qu'à l'inégalité née des conditions socioprofessionnelles s'ajoute une inégalité due à l'imprégnation culturelle des demandes de mort. Les plus démunis seraient plus perméables à cette demande émanant de la société.
La loi Leonetti relative aux droits des patients en fin de vie, votée en 2005, a favorisé le développement des soins palliatifs. Comment expliquez-vous qu'un mouvement puissant continue de demander la légalisation de l'euthanasie ?
Je crois que c'est une posture de bien-portant, à l'image de celle des grands penseurs romantiques qui appelaient à un trépas glorieux mais sont pour la plupart morts de vieillesse dans leur lit. Les décisions de demande de mort sont de plus en plus influencées par un contexte qui valorise la mort réussie comme indicateur d'une vie exemplaire. La mort, donc, comme rédemption de la vie. Plus les vies seront ternes, plus grande sera l'aspiration à laisser derrière soi l'image d'une mort « avant-gardiste ».
Vous n'allez pas dire que c'est une question de mode ?
On en revient à un très ancien débat, fondateur de la sociologie : Durkheim ayant démontré que le suicide individuel est aussi un phénomène collectif, on ne voit pas en quoi il en serait différent pour les demandes d'euthanasie. L'argument fondamental que je souhaite défendre est que légaliser l'euthanasie serait contraire à l'intérêt général : ce n'est donc pas une question de volonté individuelle ou même collective, mais de préservation de notre organisation sociale.
(1) Éd. L'Harmattan, 225 pages, 22 euros
(2) Film de Shohei Imamura, Palme d'or 1983 à Cannes. Dans un village japonais du XIXe siècle, les anciens de 70 ans sont contraints à l'exil et vont mourir sur le mont Narayama.
Source : Ouest-France