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« L’homme de ce temps a le cœur dur et la tripe sensible » (Bernanos)

Fin de vie, don d’organes, PMA,… la compassion est souvent convoquée comme alibi à des aménagements ou des évolutions légales. Cependant, la compassion peut-elle tout justifier ? Jacques Ricot est philosophe, auteur Du bon usage de la compassion[1], il pose les bases d’une réflexion ajustée sur cette notion galvaudée.

L’homme compatissant est perméable et accueillant à la détresse d’autrui. Il est impressionnable, il se laisse émouvoir. C’est pourquoi la compassion peut être définie comme cette sensibilité désarmante devant l’irruption en soi de la douleur d’autrui, ce qui ne signifie nullement qu’elle soit ressentie comme celle du souffrant, dans une impossible coïncidence. La compassion, pour le dire autrement, est le sentiment d’une tristesse causée par la souffrance d’autrui.

Être touché par la souffrance d’autrui, c’est évidemment ne pas seulement en être affecté, c’est vouloir la combattre. La compassion, c’est éprouver ce sentiment : être « contre » la souffrance, chercher à la soulager. Il faut donc, non pas épouser la même souffrance que l’autre, illusion malsaine, mais accepter d’être touché, s’autoriser à être sensible. Mais sans négliger l’indispensable articulation de la sensibilité et de la rationalité qui sont comme les deux mamelles de l’éthique.

Articuler sensibilité et rationalité

En effet, nous ne pouvons pas nous passer des principes moraux que la réflexion rationnelle et raisonnable peut proposer et il convient de s’insurger contre une nouvelle morale purement compassionnelle qui consisterait à dire qu’il suffirait d’éprouver dans sa chair et dans sa sensibilité des réactions qui seraient nécessairement justes puisqu’elles émaneraient du plus profond de nos entrailles. Or, la seule sensibilité n’est pas suffisante pour construire une morale, pour dicter nos conduites et il convient de l’articuler avec ce qui est le propre de l’homme, c’est-à-dire, sa capacité d’honorer la personne humaine grâce à des attitudes réfléchies, excédant la stricte réaction émotionnelle.

En faisant uniquement confiance à ce qui nous émeut, il se peut que nous cédions parfois à des réflexes, à des comportements inappropriés. Il faut avoir un cœur, mais un cœur intelligent disait déjà le sage Salomon qui adressait cette prière à son Dieu : « Accorde donc à ton serviteur un cœur intelligent pour juger ton peuple, pour discerner le bien du mal ! » (1 Rois 3, 9). Une compassion mal éclairée peut être pire que l’indifférence.

C’est ce qu’illustre de manière très efficace la fable de La Fontaine, « L’Ours et l’Amateur des Jardins ». Un ours plein de compassion et de sensibilité cherche à aider son ami, un vieux jardinier. Or, une mouche se promène sur le visage de celui-ci pendant qu’il fait la sieste. Alors, l’ours, voulant épargner à son ami le risque d’être réveillé inopinément, mû par ce bon sentiment, décide de tuer la mouche. Saisissant un pavé, il le jette sur la mouche. « Casse la tête à l’homme en écrasant la mouche », dit le fabuliste. La morale de l’histoire est donc qu’une réaction, simplement sensible et non éclairée par l’intelligence, peut s’avérer plus néfaste encore que l’insensibilité ! ...

La disjonction entre l’éthique et la compassion est la plaie de l’intelligence contemporaine. Il suffit parfois qu’une souffrance soit exprimée pour qu’elle fasse autorité et modifie les normes morales au nom d’une conception fort discutable de la compassion. Une souffrance, court-circuitant parfois la réflexion éthique approfondie, va légitimer le réflexe compassionnel. Ainsi, lorsque des femmes souffrent de ne pas pouvoir procréer en raison d’une situation objective et non pathologique, comme celle de la condition de célibataire ou d’homosexuelle, on s’empresse de fournir une « solution » à cette frustration en proposant une assistance médicale à la procréation. L’enfant, quelles que soient les modalités de sa venue au monde, serait-il devenu la seule réponse possible à l’épreuve de l’infécondité ? L’élimination a priori du père, remplacé par un géniteur réduit au rang de pourvoyeur de sperme, ne mérite-t-elle pas une réflexion mobilisant les ressources de la raison ? Le même schéma est à l’œuvre quand on vante l’esprit altruiste et « compassionnel » des mères porteuses, en refusant de voir qu’elles décident d’enfanter dans le dessein d’abandonner l’enfant dont elles vont accoucher, ce qui pose pourtant une question éthique élémentaire. Le cas de la fin de vie et de l’euthanasie est lui aussi fort emblématique. Car, inversant le précepte invitant à donner sa vie pour ceux qu’on aime, on en vient, au nom de la compassion pour ceux qui souffrent, à préférer ôter la vie de ceux qu’on aime.

Le cas de la fin de vie

La réaction émotionnelle, purement émotionnelle que nous avons vis-à-vis de la souffrance peut nous conduire à considérer que la seule façon de lutter contre la souffrance, de la soulager, serait d’éliminer le souffrant ! C’est une tentation contemporaine parce que nous sommes nourris de bons sentiments : nous ne voulons pas que l’autre souffre et alors nous lui murmurons à l’oreille : « Dans la situation de souffrance qui est la tienne, et devant ta demande de ne plus exister, il est normal que nous te fassions disparaître, puisque telle est ta volonté. » C’est là une attitude pernicieuse et dangereuse qui met en péril le lien social lui-même et jusqu’à la relation de soin en son essence. S’il n’y a pas de vie éthique sans recours à la sensibilité, à l’émotion, il faut nous souvenir qu’il y a aussi des limites qui guident notre action et qui sont comme des repères et des références.

La confusion qui règne entre le soulagement de la souffrance et l’élimination du souffrant a été décrite par Bernanos, d’une façon très prémonitoire en 1938, dans le livre antifranquiste Les Cimetières sous la lune : « Il y aurait tant à dire de la pitié ! Les esprits délicats jugent volontiers de la profondeur de ce sentiment aux convulsions qu’il provoque chez certains apitoyés. Or, ces convulsions expriment une révolte contre la douleur assez dangereuse pour le patient, car elle confondrait aisément dans la même horreur la souffrance et le souffrant. […] Certaines contradictions de l’histoire moderne se sont éclairées à mes yeux dès que j’ai bien voulu tenir compte d’un fait qui d’ailleurs crève les yeux : l’homme de ce temps a le cœur dur et la tripe sensible. Comme après le Déluge la terre appartiendra peut-être demain aux monstres mous. »

 Il se pourrait bien, disait donc Bernanos d’une façon prophétique, que notre époque choisisse de dire publiquement et juridiquement que, dans certaines situations, on pourrait supprimer le souffrant au lieu de combattre sa souffrance. Oui, une tripe sensible peut fort bien, et en toute naïveté, coexister avec un cœur dur. Et il me semble que c’est là que la philosophie, par sa manière de poser, rationnellement et sereinement, les problèmes, peut nous inviter à conjuguer une sensibilité éduquée et une rationalité cultivée.

L’impulsion généreuse, déconnectée de toute réflexion sur les moyens appropriés à la situation, flottant dans l’indétermination de toute norme morale, peut s’avérer plus désastreuse que l’insouciance, et c’est la leçon du pavé de l’ours de la fable de La Fontaine ou de la pitié devenue folle d’Anton Hofmiller.

La compassion est invitée à se laisser éclairer par des considérations raisonnées, qui ont une visée universelle, à l’instar de nos grands principes moraux, à commencer par l’interdit de tuer. Il s’agit là de principes fonctionnant comme une boussole destinée à nous guider et à nous aider à ne pas céder à une impulsion strictement sensible qui pourrait, parce qu’elle serait coupée de la réflexion, devenir sensiblerie et non pas sensibilité éclairée.

Il faut donc admettre que la compassion, si elle est nécessaire, n’est pas suffisante pour prendre les décisions singulières face à tous les dilemmes éthiques que la vie propose. Si la compassion est ce sans quoi aucune vie morale ne serait possible, elle ne peut en aucune façon fournir le socle seul sur lequel s’édifierait l’éthique. Elle est le moteur, l’émotion, et l’ébranlement qui, instruits par l’intelligence, nous maintiennent dans « l’humanité » selon la belle ambivalence de ce terme qui désigne à la fois la commune appartenance à l’espèce humaine et… le sentiment de compassion.

Dans le cas de la fin de vie, l’authentique compassion, refuse, avec une énergie égale, la souffrance et le meurtre d’autrui ; elle ne confond pas le combat contre la souffrance et l’élimination du souffrant. Cette compassion ne procède pas d’une bienveillance paternaliste, éventuellement contradictoire avec le désir intime de celui qui s’en va et assume son destin, précisément parce que cette compassion se laisse éclairer par les principes de sagesse pratique que l’on peut rappeler de la manière suivante.

Une fois admise l’inutilité de la douleur en phase terminale et l’obligation de la soulager, y compris au risque d’abréger la vie, il convient que la compassion accepte d’entendre toutes les paroles, y compris celles qui réclament l’euthanasie. Tel est le sens de l’accompagnement de celui qui compatit, c’est-à-dire qui « souffre avec », selon l’étymologie (cum-patior). Mais entendre, ce n’est pas approuver. Car c’est alors que la rencontre se pervertirait en fusion spéculaire du soignant et du soigné, de l’accompagnant et de l’accompagné, chacun n’étant plus en mesure de respecter son domaine personnel d’altérité. Se faire proche, ce n’est pas oublier la juste distance.

Il importe aussi de ne pas identifier le légal et le moral, surtout lorsque des lois transgressives sont votées. En particulier, il appartient au jugement prudentiel du soignant, dans les zones grises d’incertitude entre la vie et la mort, entre les désirs latents et les désirs exprimés de la personne vulnérable, entre l’obstination déraisonnable et l’acharnement sensé, de respecter pleinement aussi bien le combat du patient que son consentement à la mort qui vient, ce « lâcher prise » qui nécessite l’accompagnement, l’adoucissement des derniers moments et l’arrêt des traitements curatifs quand ils sont devenus disproportionnés.

Quand le droit, chargé de maintenir la valeur de l’interdit du meurtre, en vient à s’immiscer dans ces zones grises en déterminant des critères autorisant la transgression de l’interdit, c’est le signe d’un recul de la médecine et de la justice au profit, non de l’individu, mais de l’individualisme. Cela signifie, en effet, une perte de confiance dans deux précieuses et antiques vertus aussi nécessaires l’une que l’autre : la prudence du médecin et l’équité du juge, qui permettent l’invention des réponses adaptées à la singularité de chaque cas.

Jacques RICOT

Du bon usage de la compassion, PUF, 2013.

Penser la fin de vie, Presses de l’EHESP, 2017.



[1] PUF, 2013.

 

Source : genethique.org