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« Les établissements pour personnes âgées dépendantes : lieux de privation de liberté ? »

par Emmanuel Hirsch, 26/02/2013

« Les établissements pour personnes âgées dépendantes : lieux de privation de liberté ? » Le Rapport d'activité 2012 du Contrôleur général des lieux de privation de liberté qui vient d'être rendu public, a pour mérite d'oser une question provocante que l'on éludait jusqu'à présent. Il n'est en effet pas du tout inconvenant de se demander si les EHPAD ne devraient pas justifier de contrôles exercés par une autorité indépendante qui a fait preuve depuis sa création en 2007 d'un souci exigeant des valeurs de la démocratie.

Cette proposition faite au Premier ministre en mai 2012 ne met pas en cause les professionnels qui assument souvent de manière exemplaire des missions si peu valorisées qui laissent habituellement indifférente la société. Je suis témoin de leur engagement sans faille auprès de personnes souvent affectées dans leurs facultés de discernement et donc d'exprimer une volonté libre, que l'on « place » en institution lorsque le maintien au domicile s'avère impossible. Un conjoint incapable d'assister plus longtemps celle ou celui qui a perdu toute autonomie, un espace de vie incompatible avec un suivi médicalisé, une situation de crise ou d'aggravation de l'état de santé : autant de ruptures qui contraignent à des décisions vécues douloureusement faute d'anticipations et bien souvent d'autres perspective. Car l'entrée en institution se fait dans bien des cas dans l'urgence ou par défaut, lorsque les alternatives sont épuisées et qu'une « place » se libère enfin. Il s'agit rarement d'une décision volontaire, négociée, consentie, tant l'image de « l'institutionnalisation » semble révoquer ce à quoi la personne était jusqu'alors attachée : sa liberté, sa sphère privée, ses habitudes, ses préférences et plus encore un cadre de vie familier.

En dépit de prévenances et de réassurances dès la visite de l'EHPAD et l'entretien d'accueil, la vision péjorative de ce « dernier lieu d'existence » s'impose comme une marque, une forme de stigmatisation et de relégation sociale ressentie comme une déchéance. On évoque à propos de ces établissements cette notion de « bout du bout », et ce ne sont pas les quelques tentatives d'ouverture sur la cité qui permettent de maintenir une citoyenneté dont bien des indices donnent le sentiment que la personne ainsi « hébergée » est destituée. Franchir le seuil de l'établissement c'est être en demeure de renoncer à son passé, à son histoire, aux quelques relations qui se dissiperont ne serait-ce que pour des raisons d'éloignement. Entreprendre un travail de deuil forcé, souvent solitaire, dans un contexte peu favorable à l'épanouissement personnel en dépit des efforts déployés en « activités occupationnelles » ajoute à cette sensation de pertes cumulées, voire de « mort sociale ».

Comment des personnes qui sont parfois restées de longues années chez elles, soutenues par des proches au cours de l'évolution d'une maladie, vivent-elles la séparation, l'intégration dans une structure spécialisée ? Sont-elles encore reconnues dans l'expression d'une parole propre qui exprime leur refus, alors qu'il leur est asséné que cette mesure est « prise pour leur bien », parfois en les trompant quand on renonce à leur avouer qu'elle est définitive ? Les proches, usés eux aussi par des années de luttes épuisantes les « abandonnent » avec un lourd sentiment de culpabilité dans ses structures si peu propices à ce qu'ils espéraient « de mieux » pour l'être cher. Ils n'auront pas été en mesure de l'accompagner jusqu'au bout « à la maison », ce qu'ils éprouvent comme un manque de loyauté au regard d'un engagement qu'ils auraient souhaité tenir. On ne saurait éviter également les aspects financiers du coût de cet hébergement (entre 2 000 et 5 000 euros, selon les 'formules'), la nécessité d'y engloutir les quelques économies réunies ou alors d'imputer à des membres de la famille un devoir de solidarité qui éveille parfois des conflits latents. Certaines personnes âgées se laissent ainsi « glisser » (syndrome de glissement), choisissant de renoncer de manière anticiper à l'existence pour ne pas peser davantage sur leurs proches. Qu'en est-il dans ces conditions des questions de liberté et de justice, à l'épreuve d'une réel souvent violent, voire sordide ?

En décrivant ainsi certaines réalités du « placement » en EHPAD que l'on ne peut dissimuler, j'ai bien conscience d'être partiel et partial dans mon propos et de ne pas rendre l'hommage qui s'impose à tant d'initiatives profondément différentes. Celles que je connais et qui sont représentatives d'une toute autre approche de la personne âgée lourdement dépendante, reconnue pour ce qu'elle est, respectée dans la dignité et la tendresse jusqu'aux derniers instants de sa vie. Un mouvement de mobilisation parcourt plus qu'on ne le pense ces espaces ultimes de la sollicitude et du soin. Il conviendrait de soutenir ceux qui témoignent d'un sens de la solidarité et de la fraternité là où notre société considère parfois, avec tant d'outrance, qu'il est des existences grabataires indignes d'être vécues... C'est pourquoi je suis convaincu que l'initiative proposée dans le rapport annuel du contrôleur général des lieux de privation des libertés aurait une fonction de pédagogie sociale et de valorisation des avancées les plus remarquables ainsi situées au cœur des attentions de la cité.

Jean-Marie Delarue, le contrôleur général des lieux de privation des libertés, n'assimile pas sans autre forme les EHPAD à des espaces d'emprisonnement qui remettraient a priori en cause les droits et les libertés des personnes. À juste titre il exprime une préoccupation que notre société semble plutôt négliger, alors qu'elle concerne des vulnérabilités humaines et des risques accentués, ne serait-ce que du fait de la lente et inexorable évolution d'une maladie d'Alzheimer ou d'autres maladies apparentées. Poser ainsi la question des libertés fondamentales dans un contexte on l'on s'habitue trop vite à s'en distancer, me paraît de nature à restaurer une confiance en des institutions souvent dans l'incapacité d'interroger leurs valeurs. Cela pour de multiples raisons à approfondir et à faire évoluer.

Les conditions mêmes de la prise de décision du départ d'un « chez soi » vers une institution ne sont pas toujours attentives à l'aspiration de la personne, voire à son « intérêt supérieur ». Est-on toujours loyal à son égard dans l'information qui lui est communiquée ou dans le respect de son opinion à travers une véritable concertation ? Selon quels critères évalue-t-on l'impératif de la déraciner de son environnement de vie, de manière habituellement irréversible, pour lui imposer un cadre où elle perdra bien vite ses repères et toute forme d'intimité ? Car être reconnu comme un être libre c'est tout autant être respecté dans ses décisions, ses refus, ses assentiments (même limités à quelques signes encore expressifs), que dans ses secrets, ses préférences, ses envies.

Sans y accorder l'attention nécessaire, dans nombre d'établissements des informations d'ordre personnel circulent sans le moindre respect de la confidentialité, ce qui constitue un abus caractéristique, un manque d'égards et de protection. Se voir soumis à l'arbitraire de décisions et de contrôles imposés selon des règles ou des habitudes rarement discutées, revêtu le matin de tenues indifférenciées comme le sont les survêtements, contraint par des rythmes et des ordonnancements peu soucieux de ce à quoi aspirerait la personne, interroge les pratiques et les mentalités. Je n'évoquerai pas les quelques situations de contentions physiques, les actes brusques ou maltraitants, les camisoles médicamenteuses.

Autant d'abus qu'expliquerait l'idéologie de la précaution institutionnalisée ou la nécessité de compenser des carences en effectifs soignants, et non, comme on l'avance pour justifier l'injustifiable, la protection et le bien être de la personne. Qu'en est-il dans de telles conditions et avec de telles logiques (souvent inspirées par un souci de rentabilité et d'efficience) du respect de la volonté de la personne ainsi ramené à un statut incompatible avec l'idée que l'on peut se faire de la dignité humaine ? J'observe que dans certaines institutions, la personne trop dépendante, voire grabataire, est renvoyée vers d'autres structures lorsque la « prise en charge » devient à ce point « lourde » qu'il faudrait lui consacrer trop de temps... Du jour au lendemain elle perd les quelques attaches qu'il lui avait été pourtant si difficile de reconstituer en institution.

Tout cela doit être dit et reconnu, ne serait-ce que pour faire davantage apparaître, par comparaison, la signification propre de ces modes d'hospitalité et d'accompagnement développés dans les EHPAD innovants qui conçoivent et assument autrement la responsabilité de leurs missions. La personne peut s'épanouir en institution pour autant qu'elle soit reconnue, estimée, écoutée, ayant le sentiment d'être membre d'une communauté vivante, créative, ouverte sur l'extérieur. Rien à voir avec les lieux d'enfermement et de désespérance, ces couloirs où sont alignées dès le matin des personnes attachées assoupies sur un fauteuil roulant, avec pour fond sonore TF1 en continu, et que l'on gave d'aliments en bouillie aux horaires compatibles avec l'organisation générale de la structure...

En fait seuls quelques proches maintiennent une certaine veille auprès de ces vieilles personnes abandonnées dans le grand âge, voire désertées par la pensée, pour porter ce regard attentionné qu'ils partagent avec les professionnels conscients d'un engagement à préserver en dépit des négligences et de choix gestionnaires. Car il convient de ne pas dissimuler les véritables enjeux. En EHPAD, comme dans d'autres institutions, la liberté a un prix, au même titre que la qualité de vie. Pour être attentif à la personne, disponible et prévenant, il s'avère indispensable de bénéficier de compétences mais également d'équipes en capacité s'assurer la multitude de fonctions souvent complexes et prenantes.

Je suis convaincu que le souci de liberté s'avère déterminant dans un contexte ou la perte d'autonomie, le cumul de dépendances et d'altérations affectent la personne dans l'idée même que certains osent porter sur sa dignité et son humanité même. Pour les professionnels eux-mêmes, réfléchir à la liberté de l'autre, au pouvoir que l'on risque d'exercer sur lui faute de respect et de discernement, peut contribuer à la réhabilitation d'un exercice professionnel qui doit être assumé de manière digne. Dès lors, les critiques lancées contre cette proposition d'intervention du Contrôleur général des lieux de privation de liberté dans les EHPAD me semblent ou injustifiées ou relever d'une méconnaissance de ce qui se joue d'essentiel dans ces lieux du soin à penser comme des lieux de vie. Je considère comme une avancée démocratique cette volonté de porter une telle attention à ces territoires trop retirés de l'espace public, trop marginalisés alors qu'on doit y défendre des valeurs d'autant plus exigeantes qu'elles concernent des personnes vulnérables, souvent incapables de revendiquer quoi que ce soit pour elles. Dans un tel contexte nos responsabilités humaines et sociales sont particulièrement engagées.

Emmanuel Hirsch
Professeur d'éthique médicale, université Paris Sud

Source : Le blog d'Emmanuel Hirsch

Pour aller plus loin : Le Rapport 2012 du Contrôleur général des lieux de privation de liberté