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Fin de vie en cancérologie : un décalage entre les sondages et le quotidien de soignants

Par : Un groupe de soignants Médecins, infirmières et kinésithérapeutes de l'Institut Curie, 12 mars 2013

Selon un sondage, 86 % des Français seraient favorables à une loi légalisant l'euthanasie (1). En tant que soignants, nous ne pouvons ignorer ce point de vue, mais quelle signification lui donner ? Sur le terrain de notre quotidien à l'hôpital, nous sommes très rarement confrontés à ce type de demande qui persisterait dans le temps. Comment donc peut-on expliquer un tel décalage entre l'expression du grand public et celle des patients ? Ce sondage ne reflète-t-il pas avant tout la crainte légitime de mal mourir ? Certains ont-ils été témoins de fins de vie inadmissibles qui les encouragent à programmer leur propre mort ? Mais comment ne pas entendre aussi une certaine perte de confiance envers nous, les «soignants», et la crainte de ne pas être bien pris en charge, écoutés, entendus et soulagés jusqu'au bout de la vie ? Dans de rares cas, des patients en fin de vie présentent des symptômes physiques «réfractaires» à nos traitements. Selon la loi, les médecins peuvent alors proposer des traitements provoquant une sédation (2) afin de soulager le patient physiquement et psychiquement, quitte à accélérer la survenue du décès. Ces décisions sont prises en concertation avec le patient, ses proches et les équipes soignantes.

La sédation ne doit être ni banalisée ni sous-utilisée. Son but est de soulager et non de faire mourir, une différence d'intention majeure pour le patient, les proches et pour nous aussi, soignants. La loi Leonetti réaffirme aussi le droit du patient à refuser des traitements qu'il considère comme relevant de l'acharnement thérapeutique. Mais les médecins sont souvent confrontés à une situation contraire : des malades demandent la poursuite de traitements anticancéreux alors même que l'équipe médicale envisageait leur interruption. La demande de vérité, forte chez les bien-portants ou les patients dont la maladie est peu évoluée, se transforme en fin de vie en une demande d'espoir et de traitements parfois déraisonnables. La réponse à ces demandes n'est pas facile car une annonce brutale de pronostic grave ou d'arrêt de chimiothérapie peut provoquer une sidération psychique, une détresse morale et favoriser une demande de mort anticipée. Les demandes d'euthanasie sont finalement rares et souvent transitoires. Beaucoup émanent des familles et non des patients directement. D'autres correspondent à une période de détresse en rapport avec un symptôme plus difficile à tolérer et qui doit être traité. Les exemples sont nombreux de patients qui font une demande de ce type dans un moment de découragement ou de désespoir, puis reconnaissent a posteriori que si nous avions accédé à leur demande, ils n'auraient pu mener à bien certains projets personnels importants. Sur les risques d'une légalisation de l'euthanasie au nom de l'autonomie du patient, quelques soignants envisageraient une modification de la loi afin d'aider les malades à mettre fin à leurs jours de manière anticipée. Cependant, la plupart mettent en garde contre le risque prévisible de dérives. Quel message sera alors reçu par les plus fragiles, rendus «euthanasiables» : «Ai-je encore ma place dans la société ?», «Dois-je demander la mort pour soulager ma famille ?» Et quel traumatisme persistant chez les proches et les soignants suite à la réalisation d'un tel geste ? L'accroissement du pouvoir médical ne conduirait-il pas à une déshumanisation de la médecine qui ne saurait quoi faire de ce pouvoir de tuer ?

Ainsi la légalisation du pouvoir d'euthanasier fragiliserait le lien thérapeutique soignant-soigné, jusqu'à le rompre. Le patient oserait-il faire confiance aux soignants si ceux-ci sont à même de lui rappeler la possibilité d'en finir plus vite ? La loi «sur la fin de vie» existe, c'est la loi Leonetti : elle permet d'aller loin dans le respect de l'autonomie, dans l'accompagnement, le soulagement et parfois la sédation. Elle constitue un cadre fondamental et un garant de sérénité de tous. Elle nous est enviée par de nombreux pays européens. Elle est probablement insuffisamment connue des soignants, mais aussi des citoyens. Dans son rapport remis le 18 décembre au président de la République, le professeur Sicard a posé des conclusions qui correspondent le plus souvent à notre expérience de terrain : inégalité d'accès aux soins palliatifs, mauvaise connaissance de la loi actuelle, utopie à résoudre par une loi la grande complexité des situations de fin de vie. Le rapport souligne aussi le danger de dérives graves - vécues par d'autres pays - à autoriser l'euthanasie (avec cependant une ouverture sur une réflexion concernant le suicide assisté).

Dans cet esprit, nous, groupe de soignants de l'Institut Curie, défendons les valeurs d'une médecine à la fois compétente et humaniste. Pour nous, la prise en charge palliative centrée sur les attentes du patient - quelle que soit la vulnérabilité psychique ou physique que la maladie lui impose - est le meilleur garant du respect de sa dignité. Nous voulons, pour le malade en fin de vie, l'accès à des soins exigeants et de qualité. Nous pratiquons une médecine qui n'est pas toute puissante, qui connaît ses faiblesses et ses limites, et ne peut satisfaire toute demande. Nous voulons avant tout maintenir jusqu'au bout le lien de confiance.

(1) Sondage Ifop septembre 2012. (2) Sédation : perte de conscience, endormissement.

Isabelle Aerts, Séverine Alran, Francisco Arbonés-Heredia, Lucile Aubert, Pierre Bey, Jean-Christophe Biffaud, Carole Bouleuc, Franck Bourdeaut, Laurence Bozec, Alexis Burnod, Etienne Brain, Pauline Bruneton, Wulfran Cacheux, François Campana, Sylvie Carrié, Chafia Chassaing, Anne Chillès, Laure Copel, Jean Danis, Florence Deguerry, Anne de la Rochefordière, Flore Desgrées du Lou, Bénédicte d'Hendecourt, Véronique Diéras, Janine Dumont, Marie-Christine Escande, Marc Estève, Audrey Foisil, Philippe Goater, Geneviève Gridel, Sylvie Helfre, Claude Huriet, Sandrine Jourdain, Irène Kriegel, Céline Lahalle, Valérie Laurence, Florence Lerebours, Christophe Le Tourneau, Claire Llambrich, Alain Livartowski, Edith Loureiro, Anne Mask, Sandra Malak, Paul Meria, Laurent Mignot, Charlotte Ngô, Patricia Moisson, Daniel Orbach, Hélène Pacquement, Solene Padiglione, Sophie Piperno-Neumann, Vérène Praud, Céline Richard, José Rodriguez, Clothilde Roy, Martine Ruszniewski, Suzy Scholl, Brigitte Sigal, Nadine Stievenard, Pierre Teillac, Perrine Vourc'h.

Source : libération.fr