L’euthanasie en Belgique sous la loupe de la Cour européenne des droits de l’homme
par Gènéthique, 23/01/2019
La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) vient de recevoir la requête d’un plaignant suite à l’euthanasie de sa mère en Belgique. Une première qui pourrait contraindre l’Etat belge à justifier sa loi. Carine Brochier de l’Institut Européen de Bioéthique revient pour Gènéthique sur les enjeux de cette affaire.
Gènéthique : La CEDH vient d’accepter de se prononcer sur un cas d’euthanasie en Belgique. Que représente cette décision ?
Carine Brochier : 95% des dossiers qui sont présentés à la CEDH ne dépassent pas le seuil de la recevabilité. La décision de se pencher sur la requête Mortier vs Belgique a donc un caractère assez exceptionnel. Dans ce dossier, la CEDH va examiner si l’euthanasie de Godelieve de Troyer, la maman du requérant, Tom Mortier, bafoue un droit humain fondamental. Dans ce cadre, la Cour a interpellé le gouvernement belge, qui a jusqu’au mois d’avril pour présenter une défense. Le requérant, Tom Mortier, sera à son tour entendu, et ce n’est qu’après cet échange d’arguments que la Cour statuera.
C’est la première fois qu’en matière d’euthanasie, les juges de la CEDH acceptent de s’interroger pour savoir si un droit humain a été piétiné. La requête déposée s’appuie sur l’article 2 de la CEDH. Cet article, assez explicite, s’intitule d’ailleurs « droit à la vie ». C’est le premier droit substantiel proclamé dans la Convention et l'un des droits essentiels car considéré comme « le droit humain le plus fondamental de tous » ou comme le « droit suprême de l'être humain », mais surtout comme « la condition d'exercice de tous les autres ». Si toute personne a droit à la vie, ce droit doit être protégé par des lois, ce qui implique pour l’Etat d’interdire toute atteinte à la vie de ses citoyens et, en corolaire, lui intime l’obligation de protéger la vie des personnes les plus vulnérables. C’est sur cette base que l’avocat de Tom Mortier, Robert Clarke de ADF International, a fondé sa requête.
G : Quels sont les faits présentés à la Cour ?
CB : La mère de Tom Mortier était en condition de souffrance psychique avérée. Depuis 20 ans, elle était suivie pour une dépression grave. Elle avait fait appel à plusieurs médecins, avant de trouver un praticien qui a accédé à sa demande d’euthanasie. Certains praticiens, en effet, sont plus enclins que d’autres à avaliser les demandes d’euthanasie. Au nom de la liberté et du droit des patients, la loi belge n’interdit pas ce qu’on appelle couramment le « shopping » médical. Si votre médecin traitant estime que vous n’entrez pas dans le cadre légal permettant l’euthanasie, vous pourrez toujours chercher ailleurs, et éventuellement trouver un médecin plus « accommodant », qui, même s’il ne vous a pas suivi dans la durée, provoquera votre mort dans ce qu’il jugera le respect du cadre légal.
G : En Belgique, Tom Mortier a porté plainte contre le Dr. Wim Distelmans qui a euthanasié sa mère, mais sa plainte a été classée sans suites. Comment le Ministère public belge est-il arrivé à cette conclusion ?
CB : Pour le Ministère public, l’euthanasie a été pratiquée dans des conditions qu’il considère comme « légales ». Tom Mortier quant à lui, estime qu’une loi basée sur des termes et des conditions tellement subjectifs, est en réalité absolument incontrôlable : en effet, comment mesurer le fait que les souffrances soient inapaisables ? De plus, comment peut-on être sûr, absolument sûr, que tout a été tenté pour alléger la souffrance et qu’il n’y aura pas de déclic imprévisible conduisant à un changement d’avis de la personne, un désir de vivre, surtout quand il s’agit de souffrances psychiques ? Comment affirmer qu’il n’y a aucune rémission envisageable ? Ariane Bazan, Professeur de psychologie clinique à l’Université Libre de Bruxelles, affirmait ceci : « Dépressions sur dépressions, récidives sur récidives, dépressions psychotiques. Même dans ces cas-là, rien ne prouve que ce soit incurable. On voit de drôles de choses parfois. Une nouvelle cuisinière qui arrive dans l’hôpital et une connivence se crée parfois… »[1].
Mais il y a un autre aspect inquiétant : la loi requiert que la personne demandant à être euthanasiée soit capable et consciente, donc apte à exprimer sa volonté ; sa demande doit être volontaire, réfléchie et répétée, et ne peut résulter d’une pression extérieure. Nous avons tous connu dans notre entourage des personnes atteintes dans leur psychisme : comment croire qu’une personne dispose, même en période paisible, de toutes ses capacités et de son équilibre, lorsqu’une maladie psychique la torture ? Les psychologues, les thérapeutes, répètent que l’un des symptômes de la pathologie psychiatrique est précisément ce désir de mort. Je pense aussi à Laura, une jeune femme de 24 ans. Elle avait planifié son décès. Elle a été suivie tout au long de son cheminement par des caméras de télévision et puis, la veille du jour de son décès programmé, elle a tout arrêté (cf. « Laura, 24 ans, demande l’euthanasie. Le monde s’émeut, les belges s’en désintéressent. » et En Belgique, Laura ne sera finalement pas euthanasiée). Il y a toujours des impondérables et il est de notre devoir de tout faire pour aider ces personnes à vivre.
En Belgique aujourd’hui, nombreux sont les soignants qualifiés qui, heureusement, s’opposent ouvertement à l’euthanasie pour seule souffrance psychique et en cas de maladies psychiatriques. A ce sujet la prise de position de plus de 253 soignants dont de nombreux psychiatres et psychologues[2] est un cri d’alarme dont il faut tenir compte.
Elle témoigne de la prise de conscience croissante des soignants. Ils s’interrogent et, loin de tout formatage idéologique ou militant, ils réalisent que cette loi en vigueur depuis 18 ans, dérape totalement.(cf. 15 ans après sa dépénalisation en Belgique, qui sont les victimes collatérales de l’euthanasie ? et Belgique : un bilan négatif après 15 ans de dépénalisation de l'euthanasie)
Un avis du Comité Consultatif de Bioéthique de Belgique a été publié récemment. Il aborde des questions essentielles telles que : qu’est-ce que la souffrance, la douleur, le fondement médical ? Toutes ces notions qui constituent le socle de la loi dépénalisant l’euthanasie. Il aura donc fallu 18 ans pour que les spécialistes et les éthiciens, les politiques, les médecins, les juristes se posent les questions essentielles qui auraient dû être étudiées avant la loi ! En attendant, il y a eu plus de 17.000 personnes euthanasiées depuis 2002, dont plusieurs centaines pour seules souffrances psychiques…
G : Notez-vous des évolutions dans le monde politique sur cette question ?
CB : Il existe dans certains partis politiques, des voix (trop timides) demandant une évaluation en profondeur de la loi, avec comme priorité l’abandon de l’euthanasie pour seules souffrances psychiques. Quand l’Institut Européen de Bioéthique communique avec la société civile, nous soulignons le paradoxe : d’un côté nos gouvernants mettent en place des services d’écoute et de prévention du suicide, des lieux d’accompagnement, des équipes qui se déplacent en pleine nuit et sauvent la vie de personnes déprimées et atteintes par une maladie psychiatrique. De l’autre, on propose d’euthanasier, après « mûre réflexion collégiale », des personnes atteintes du même mal ! Pourtant, la politique de prévention du suicide est essentielle sur cette question de vie et de mort. Les malades psychiatriques ont besoin d’être accompagnés, soignés, aimés, entourés, protégés, parfois contre eux-mêmes. Il ne revient pas aux soignants de provoquer leur mort. L’Etat a le devoir de protéger les droits des personnes vulnérables. Un pays qui autorise, comme la Belgique, l’euthanasie des personnes fragiles psychologiquement, respecte-t-il ce droit humain fondamental de chacun, le droit d’être protégé et gardé en vie ? Dans le cas Mortier vs Belgique, le requérant veut montrer que la Belgique, par cette loi euthanasie, ne protège pas une catégorie de ses citoyens, mais qu’elle enfreint les droits humains fondamentaux.
G : Mais est-ce qu’on ne peut pas dire que finalement, au nom de l’autonomie, la décision de mourir était la sienne. Pourquoi ne fallait-il pas la respecter et l’aider à mourir ?
CB : Ce que remet en cause la mort de Godelieve de Troyer, c’est précisément le dogme de l’autonomie qui considère que c’est SA décision à elle d’être tuée, qu’elle est autonome dans son choix et qu’il n’est même pas utile que quelqu’un prévienne la famille de ce qui va se passer. N’y a-t-il pas ici un aveuglement idéologique à penser que ce geste de mort provoquée ne concerne que la personne qui le demande ? Peut-on vraiment croire que cette décision ne touche ni sa famille, ni les soignants, ni la société dans son ensemble ? A l’Institut Européen de Bioéthique, nous recevons les témoignages des soignants, mais aussi des enfants de personnes qui ont été euthanasiées. Un médecin nous a dit récemment qu’il ne pratiquait l’euthanasie que le vendredi car il avait besoin d’un week-end entier pour s’en remettre. Que dire encore de cette femme qui voulait accompagner, jusqu’au bout et dans la tendresse, son père atteint d’un cancer qui lui, au nom de son autonomie, voulait en finir. Cette femme est aujourd’hui blessée et a recours à un psychologue… Les médecins lui disent qu’elle doit respecter le choix et la volonté de son père.
Devons-nous vraiment nous incliner devant ce choix de mort ? Nous inclinons-nous devant un geste de suicide ? Or, il me semble que le suicide et l’euthanasie ont de nombreux effets collatéraux négatifs en commun. La relation entre Tom Mortier et sa mère n’était, dit-il, sans doute pas optimale. Fallait-il la laisser telle quelle ? Les médecins, en provoquant la mort d’une personne fragilisée, ont-ils envisagé un instant les effets destructeurs sur Tom, sa famille, ses enfants, et leur histoire familiale ?
Cette tragique histoire montre combien une famille a été largement et définitivement affectée. L’autonomie ainsi comprise est un non-sens et, sans porter aucun jugement sur sa personne, cette femme a laissé derrière elle beaucoup de souffrances ; son euthanasie a brisé quelque chose chez ses descendants. Il est sans doute difficile de comprendre combien elle souffrait, mais ce qu’elle lègue à ses enfants, à ses petits-enfants est extrêmement lourd. On peut comprendre la révolte de Tom Mortier surtout vis-à-vis des médecins qui ont provoqué l’irrémédiable.
Dans le débat autour de l’euthanasie, on se fige sur le respect et le contrôle de la loi. L’enjeu véritable est ailleurs me semble-t-il. Ce n’est pas rendre service aux vivants que de provoquer la mort de ceux qui demandent à mourir. C’est aussi abîmer la vocation des médecins que de leur demander de poser ces actes qui provoquent la mort. Voulons-nous être soignés par des médecins « abimés »?
G : Quel impact peut avoir une telle procédure de la CEDH sur les médecins ?
CB : L’implication morale de la procédure pour les médecins est lourde. C’est la troisième fois en peu de temps que des médecins sont pointés du doigt. On peut penser que cette succession de poursuites judiciaires refroidira les plus enclins à euthanasier des patients psychiatriques. Du moins seront-ils plus prudents ou moins ostentatoires. Il faut espérer qu’il y aura une prise de conscience. Le nombre d’euthanasies pour souffrances psychiques ne cesse d’augmenter. On dénombre 77 cas ces deux dernières années. Au regard des 4.337 euthanasies pratiquées sur la même période, ce chiffre semble faible, mais il ne cesse d’augmenter et manifeste clairement la montée d’une mentalité euthanasique.
En réaction, quelque chose bouge en Belgique, me semble-t-il : des lettres ouvertes, la démission d’un membre de la commission de contrôle de l’euthanasie (cf. La Commission Euthanasie belge « enfreint consciemment la loi et tente de le dissimuler ») et la parole libérée de certains médecins qui disent « Euthanasie, faut pas pousser ! » et « pas dans mon service ! ». Le prochain épisode prévisible en vue d’un nouvel élargissement du cadre de la loi sera probablement celui de la liberté des institutions de soins, qui elles aussi, sont menacées par le totalitarisme de l’euthanasie. (cf. Dossier de l’IEB : La liberté des institutions de soins eu égard à la pratique de l’euthanasie). Il est grand temps de s’interroger.
G : Le cas Mortier vs Belgium pourrait-il remettre en question l’euthanasie demandée pour d’autres motifs ?
CB : La démarche de Tom Mortier et de ses avocats auprès de la CEDH est le cri de révolte d’un homme, qui pourrait aider à ouvrir les yeux en Belgique. Et pas seulement ceux des soignants. Notre société ne grandit pas en humanité en répondant à la demande légale d’être tué, quelle que soit la souffrance, que ce soit en phase non terminale, ou s’il ne lui reste que trois jours à vivre. Il est du devoir de la société, de chacun d’entre nous, d’accompagner les plus fragiles, les plus vulnérables, ceux qui souffrent. Ce doit être notre premier investissement familial et humain, économique et culturel. Prendre soin des plus fragiles, nous rend plus humain. Le psychiatre et neurologue Viktor Frankl l’a si bien exprimé par la logothérapie : « Face à l’absurde, les plus fragiles ont développé une vie intérieure qui leur laissait une place pour garder l'espoir et questionner le sens ». Traverser ensemble l’épreuve et la souffrance, est porteur de sens. N'en avons-nous pas tous besoin ?
[1] Le Soir, 14 octobre 2017
[2] https://www.rebelpsy.be/
Source : genethique.org