du Greffier de la Cour
CEDH 185 (2015)
05.06.2015
Affaire Lambert et autres c. France : il n’y aurait pas violation de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme en cas de mise en oeuvre de la décision du Conseil d’État du 24 juin 2014
Dans son arrêt de Grande Chambre1, rendu ce jour dans l’affaire Lambert et autres c. France (requête no 46043/14), la Cour européenne des droits de l’homme dit, à la majorité, qu’il y aurait :
Non-violation de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme en
cas de mise en oeuvre de la décision du Conseil d’État du 24 juin 2014.
L’affaire concerne la décision rendue le 24 juin 2014 par le Conseil d’État autorisant l’arrêt de
l’alimentation et de l’hydratation artificielles de Vincent Lambert.
La Cour constate qu’il n’existe pas de consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe
pour permettre l’arrêt d’un traitement maintenant artificiellement la vie. Dans ce domaine qui
touche à la fin de la vie, il y a lieu d’accorder une marge d’appréciation aux États. La Cour considère
que les dispositions de la loi du 22 avril 2005, telles qu’interprétées par le Conseil d’État, constituent
un cadre législatif suffisamment clair pour encadrer de façon précise la décision du médecin dans
une situation telle que celle-ci.
Pleinement consciente de l’importance des problèmes soulevés par la présente affaire qui touche à
des questions médicales, juridiques et éthiques de la plus grande complexité, la Cour rappelle que
dans les circonstances de l’espèce, c’est en premier lieu aux autorités internes qu’il appartenait de
vérifier la conformité de la décision d’arrêt des traitements au droit interne et à la Convention, ainsi
que d’établir les souhaits du patient conformément à la loi nationale.
Le rôle de la Cour a consisté à examiner le respect par l’État de ses obligations positives découlant de
l’article 2 de la Convention.
La Cour a considéré conformes aux exigences de l’article 2 le cadre législatif prévu par le droit
interne, tel qu’interprété par le Conseil d’État, ainsi que le processus décisionnel mené d’une façon
méticuleuse.
La Cour est arrivée à la conclusion que la présente affaire avait fait l’objet d’un examen approfondi
où tous les points de vue avaient pu s’exprimer et où tous les aspects avaient été mûrement pesés
tant au vu d’une expertise médicale détaillée que d’observations générales des plus hautes instances
médicales et éthiques.
Principaux faits
Les requérants, tous ressortissants français, sont M. Pierre Lambert et son épouse Mme Viviane
Lambert, nés respectivement en 1929 et 1945 et résidant à Reims, M. David Philippon, né en 1971 et
résidant à Mourmelon et Mme Anne Tuarze, née en 1978 et résidant à Milizac.
Ils sont respectivement le père, la mère, un demi-frère et une soeur de Vincent Lambert, né le
20 septembre 1976.
Victime d’un accident de la route le 29 septembre 2008, Vincent Lambert subit un grave
traumatisme crânien qui le rendit tétraplégique et entièrement dépendant. De septembre 2008 à
mars 2009, il fut hospitalisé au centre hospitalier de Châlons-en-Champagne. De mars 2009 à juin
2009, il fut pris en charge au centre héliomarin de Berck-sur-Mer, puis à compter du 23 juin 2009, au
centre hospitalier universitaire (CHU) de Reims, dans l’unité des patients en état pauci-relationnel,
où il se trouve actuellement hospitalisé.
Vincent Lambert bénéficie d’une hydratation et d’une alimentation artificielles par voie entérale au
moyen d’une sonde gastrique. Il est dans un état qui a été qualifié en 2011 d’état de conscience
minimale et en 2014 d’état végétatif.
En 2012, les soignants de Vincent Lambert crurent percevoir chez lui des signes de plus en plus
marqués d’opposition aux soins et à la toilette. Au cours des premiers mois de 2013, l’équipe
médicale engagea la procédure collégiale prévue par la loi du 22 avril 2005 relative au droit des
malades et à la fin de vie (dite « loi Leonetti »), en y associant l’épouse de Vincent Lambert, Rachel
Lambert. Cette procédure aboutit à la décision du Dr Kariger, médecin en charge de Vincent Lambert
et chef du service où il est hospitalisé, d’arrêter sa nutrition et de réduire son hydratation. Cette
décision fut mise en oeuvre le 10 avril 2013.
Le 9 mai 2013, les requérants saisirent le juge des référés du tribunal administratif de Châlons-en-
Champagne d’une action visant à enjoindre au centre hospitalier de rétablir l’alimentation et
l’hydratation normales de Vincent Lambert et de lui prodiguer les soins nécessaires à son état.
Par ordonnance du 11 mai 2013, le juge des référés fit droit à leur demande.
À compter de septembre 2013, une nouvelle procédure collégiale fut engagée. Le Dr Kariger
consulta six médecins, dont trois médecins extérieurs à l’établissement. Par ailleurs, il réunit deux
conseils de famille les 27 septembre et 16 novembre 2013, à l’issue desquels Rachel Lambert et six
des huit frères et soeurs de Vincent Lambert se prononcèrent pour l’interruption de son alimentation
et de son hydratation artificielles, tandis que les requérants se prononcèrent pour leur maintien.
Le 9 décembre 2013, le Dr Kariger réunit l’ensemble des médecins et la presque totalité de l’équipe
soignante. Lui-même et cinq des six médecins consultés se déclarèrent favorables à l’arrêt du
traitement. Au terme de cette consultation, le Dr Kariger annonça le 11 janvier 2014, par une
décision motivée dont un résumé fut lu à la famille, son intention d’interrompre la nutrition et
l’hydratation de Vincent Lambert à compter du 13 janvier 2014, sous réserve d’une saisine du
tribunal administratif.
Le 13 janvier 2014, les requérants saisirent le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne d’une
nouvelle requête en référé afin que soit interdit au centre hospitalier et au médecin de mettre fin à
l’alimentation et à l’hydratation de Vincent Lambert et afin que soit ordonné son transfert immédiat
dans une unité de vie spécialisée à Oberhausbergen. Par jugement du 16 janvier 2014, le tribunal
suspendit l’exécution de la décision du Dr Kariger. Par trois requêtes du 31 janvier 2014, l’épouse et
l’un des neveux de Vincent Lambert ainsi que le centre hospitalier firent appel de ce jugement
devant le juge des référés du Conseil d’État.
À l’audience de référé du 6 février 2014, le président de la section du contentieux du Conseil d’État
décida de renvoyer l’affaire devant la formation plénière, l’assemblée du contentieux. L’audience
eut lieu le 13 février 2014 et le Conseil d’État rendit sa décision le 14 février 2014. Le Conseil d’État
définit tout d’abord les pouvoirs du juge des référés administratifs saisi d’un tel contentieux, jugea
que les dispositions de la loi Leonetti s’appliquaient à Vincent Lambert et que l’hydratation et la
nutrition artificielles faisaient partie des traitements qui pouvaient être arrêtés en cas d’obstination
déraisonnable. Il précisa ensuite qu’il lui incombait de s’assurer du respect des conditions mises par
la loi pour que puisse être prise une telle décision et qu’il devait disposer à cette fin des informations
les plus complètes, notamment sur l’état de santé de Vincent Lambert. Le Conseil d’État estima donc
nécessaire d’ordonner une expertise médicale confiée à des spécialistes reconnus en neurosciences
et d’inviter l’Académie nationale de médecine, le Comité consultatif national d’éthique, le Conseil
national de l’ordre des médecins ainsi que M. Leonetti, rapporteur de la loi du 22 avril 2005, à lui
présenter des observations écrites de nature à l’éclairer sur l’application des notions d’obstination
déraisonnable et de maintien artificiel de la vie au sens de la loi. Enfin, le Conseil d’État rejeta la
demande visant le transfert de Vincent Lambert dans l’unité de vie spécialisée.
Après réception le 26 mai 2014 du rapport d’expertise, ainsi que des observations générales, le
Conseil d’État rendit sa décision le 24 juin 2014. Il indiqua tout d’abord que, dans le cadre d’un tel
contentieux, il appartenait au juge des référés administratifs d’examiner les moyens fondés sur la
Convention et rejeta ceux soulevés par les requérants. Examinant ensuite les arguments fondés sur
la loi Leonetti, il affirma que la seule circonstance qu’une personne soit dans un état irréversible
d’inconscience ou de perte d’autonomie la rendant tributaire d’une alimentation et d’une
hydratation artificielles ne caractérisait pas, par elle-même, une situation dans laquelle la poursuite
du traitement apparaîtrait injustifiée au nom du refus de l’obstination déraisonnable. Le Conseil
d’État précisa que, pour apprécier si les conditions d’un arrêt du traitement étaient réunies, le
médecin devait se fonder sur un ensemble d’éléments médicaux et non médicaux dont le poids
respectif dépendait des circonstances particulières à chaque patient ; qu’outre les éléments
médicaux, il devait accorder une importante toute particulière à la volonté antérieurement exprimée
par le patient, quelle qu’en soit la forme et le sens, et prendre également en compte les avis de la
personne de confiance, des membres de la famille du patient ou, à défaut, de l’un de ses proches. Le
Conseil d’État indiqua que, dans l’hypothèse où la volonté du patient demeurerait inconnue, elle ne
pourrait être présumée comme consistant en un refus d’être maintenu en vie.
Examinant la procédure suivie par le Dr Kariger, le Conseil d’État conclut qu’elle n’avait été entachée
d’aucune irrégularité. Sur le fond, il jugea que les conclusions du rapport d’expertise médicale
confirmaient celles du Dr Kariger quant au caractère irréversible des lésions et au pronostic clinique
de Vincent Lambert. Se fondant sur les témoignages de l’épouse et de l’un des frères de Vincent
Lambert, selon lesquels ce dernier avait clairement et à plusieurs reprises exprimé le souhait de ne
pas être maintenu artificiellement en vie s’il se trouvait dans un état de grande dépendance, le
Conseil d’État estima que le Dr Kariger n’avait pas fait une interprétation inexacte des souhaits
antérieurement exprimés par le patient. Il constata enfin que le Dr Kariger avait recueilli l’avis des
membres de la famille. Le Conseil d’État conclut que toutes les conditions posées par la loi étaient
réunies et que la décision du médecin du 11 janvier 2014 de mettre fin à l’alimentation et à
l’hydratation artificielles de Vincent Lambert ne pouvait être tenue pour illégale.
Griefs, procédure et composition de la Cour
Invoquant l’article 2 (droit à la vie) de la Convention européenne des droits de l’homme, les
requérants considèrent que l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation artificielles de Vincent
Lambert serait contraire aux obligations découlant pour l’État de cet article. Invoquant l’article 3
(interdiction de la torture et des traitements inhumains ou dégradants) de la Convention, ils
estiment que la privation de nourriture et d’hydratation serait pour lui un mauvais traitement
constitutif de torture et font valoir que la privation de kinésithérapie depuis octobre 2012 ainsi que
de rééducation à la déglutition équivalent à un traitement inhumain et dégradant prohibé par cette
disposition. Invoquant l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), ils estiment que
l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation s’analyserait en une atteinte à l’intégrité physique de
Vincent Lambert. Invoquant l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable), ils se plaignent de ce que le
médecin qui a pris la décision du 11 janvier 2014 n’était pas impartial et que l’expertise ordonnée
par le Conseil d’État n’était pas contradictoire.
La requête a été introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme le 23 juin 2014.
Le 23 juin 2014, les requérants ont saisi la Cour d’une demande d’application de l’article 39 (mesures
provisoires) du règlement de la Cour en sollicitant, d’une part, la suspension de l’exécution de la
décision du Conseil d’État prévue pour le 24 juin au cas où celle-ci autoriserait l’arrêt de
l’alimentation et de l’hydratation de Vincent Lambert et, d’autre part, son transfert dans une unité
de vie à Oberhausbergen ou, à tout le moins, l’interdiction de sa sortie du territoire national.
Le 24 juin 2014, ayant pris connaissance de l’arrêt rendu par le Conseil d’État, la chambre à laquelle
l’affaire a été attribuée a décidé de demander au gouvernement français, en application de l’article
39 du règlement de la Cour, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant
elle, de faire suspendre l’exécution de l’arrêt rendu par le Conseil d’État pour la durée de la
procédure devant la Cour et a communiqué la requête au gouvernement français. Elle a également
décidé de la traiter par priorité.
Le 4 novembre 2014, la chambre s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre. Une audience s’est
déroulée en public au Palais des droits de l’homme à Strasbourg le 7 janvier 2015.
L’arrêt a été rendu par la Grande Chambre de 17 juges, composée en l’occurrence de :
Dean Spielmann (Luxembourg), président,
Guido Raimondi (Italie),
Mark Villiger (Liechtenstein),
Isabelle Berro (Monaco),
Khanlar Hajiyev (Azerbaïdjan),
Ján Šikuta (Slovaquie),
George Nicolaou (Chypre),
Nona Tsotsoria (Géorgie),
Vincent A. de Gaetano (Malte),
Angelika Nußberger (Allemagne),
Linos-Alexandre Sicilianos (Grèce),
Erik Møse (Norvège),
André Potocki (France),
Helena Jäderblom (Suède),
Aleš Pejchal (République Tchèque),
Valeriu Griţco (République de Moldova),
Egidijus Kūris (Lituanie),
ainsi que de Erik Fribergh, greffier.
Décision de la Cour
La qualité pour agir au nom et pour le compte de Vincent Lambert
La Cour relève que, si la victime directe est hors d’état de s’exprimer, plusieurs membres de sa
famille proche souhaitent s’exprimer pour elle, tout en faisant valoir des points de vue
diamétralement opposés. Il lui incombe d’établir si l’on se trouve dans des circonstances où une
requête peut être introduite au nom et pour le compte d’une personne vulnérable. L’examen de sa
jurisprudence en la matière fait ressortir les deux critères principaux suivants : le risque que les
droits de la victime directe soient privés d’une protection effective et l’absence de conflit d’intérêts
entre la victime et le requérant.
En l’espèce, la Cour ne décèle aucun risque que les droits de Vincent Lambert soient privés d’une
protection effective dès lors que, conformément à sa jurisprudence constante, les requérants, en
leur qualité de proches de ce dernier, peuvent invoquer devant elle en leur propre nom le droit à la
vie protégé par l’article 2.
Par ailleurs, dans la mesure où l’un des aspects primordiaux de la procédure interne a consisté à
établir les souhaits de Vincent Lambert et où le Conseil d’État a conclu que le Dr Kariger n’en avait
pas fait une interprétation inexacte, la Cour n’estime pas établi qu’il y ait convergence d’intérêts
entre ce qu’expriment les requérants et ce qu’aurait souhaité Vincent Lambert. Elle conclut que les
requérants n’ont pas qualité pour soulever au nom et pour le compte de Vincent Lambert les griefs
tirés des articles 2, 3 et 8 de la Convention. La Cour rejette également la demande faite par Rachel
Lambert de représenter son mari en qualité de tiers-intervenant.
Toutefois, la Cour examinera l’ensemble des questions de fond soulevées par la présente affaire
sous l’angle de l’article 2, dès lors qu’elles ont été invoquées par les requérants en leur propre nom.
Article 2
À ce jour, Vincent Lambert est en vie, mais il est certain que si l’hydratation et l’alimentation
artificielles devaient être arrêtées, son décès surviendrait dans un délai rapproché. La Cour
considère donc que les requérants, en leur qualité de proches de Vincent Lambert, peuvent invoquer
l’article 2.
L’article 2 impose à l’État l’obligation de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement »
(obligations négatives), mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des
personnes relevant de sa juridiction (obligations positives).
Obligations négatives de l’État
La Cour examine tout d’abord si la présente affaire met en jeu les obligations négatives de l’État.
Les requérants reconnaissent que l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation peut être légitime en
cas d’obstination déraisonnable. Ils disent admettre la distinction entre, d’une part, l’euthanasie et
le suicide assisté et, d’autre part, l’abstention thérapeutique qui consiste à arrêter ou ne pas
entreprendre un traitement devenu déraisonnable. Ils soutiennent que, ces conditions n’étant pas
selon eux réunies, il s’agit de donner volontairement la mort et font référence à la notion
d’euthanasie. Le Gouvernement souligne que la finalité de la décision médicale n’est pas
d’interrompre la vie, mais de mettre un terme à des traitements que le patient refuse, ou, s’il ne
peut exprimer sa volonté, que le médecin estime être constitutifs d’une obstination déraisonnable.
Le Gouvernement cite le rapporteur public devant le Conseil d’État qui, dans ses conclusions du
20 juin 2014, a relevé qu’en interrompant un traitement, un médecin ne tue pas, mais se résout à se
retirer lorsqu’il n’y a plus rien à faire.
La Cour observe que la loi du 22 avril 2005 n’autorise ni l’euthanasie, ni le suicide assisté. Elle permet
seulement au médecin d’interrompre, selon une procédure réglementée, un traitement si sa
poursuite manifeste une obstination déraisonnable. La Cour note que tant les requérants que le
Gouvernement font une distinction entre la mort infligée volontairement et l’abstention
thérapeutique. Dans le contexte de la législation française qui interdit de provoquer volontairement
la mort et ne permet que dans certaines circonstances précises d’arrêter ou de ne pas entreprendre
des traitements qui maintiennent artificiellement la vie, la Cour estime que la présente affaire ne
met pas en jeu les obligations négatives de l’État au titre de l’article 2.
Obligations positives de l’État
La Cour n’examinera les griefs des requérants que sur le terrain des obligations positives de l’État.
La Cour souligne qu’elle n’est pas saisie de la question de l’euthanasie, mais de celle de l’arrêt de
traitements qui maintiennent artificiellement la vie et précise que, dans une telle affaire, l’examen
d’une éventuelle violation de l’article 2 doit se faire en tenant compte de l’article 8 de la Convention.
La Cour rappelle que, lorsqu’elle a été saisie de la question de l’administration ou du retrait de
traitements médicaux, elle a pris en compte les éléments suivants, dont elle tiendra compte pour la
présente affaire : l’existence dans le droit et la pratique internes d’un cadre législatif conforme aux
exigences de l’article 2, la prise en compte des souhaits précédemment exprimés par le requérant et
par ses proches, ainsi que l’avis d’autres membres du personnel médical et la possibilité d’un recours
juridictionnel en cas de doute sur la meilleure décision à prendre dans l’intérêt du patient.
La marge d’appréciation
La Cour constate qu’il n’existe pas de consensus entre les États membres du Conseil de l’Europe
pour permettre l’arrêt d’un traitement maintenant artificiellement la vie, même si une majorité
d’États semblent l’autoriser. Il existe toutefois un consensus sur le rôle primordial de la volonté du
patient dans la prise de décision. En conséquence, la Cour considère que, dans ce domaine qui
touche à la fin de la vie, il y a lieu d’accorder une marge d’appréciation aux États, non seulement
quant à la possibilité de permettre ou pas l’arrêt d’un traitement maintenant artificiellement la vie
et à ses modalités de mise en oeuvre, mais aussi quant à la façon de ménager un équilibre entre la
protection du droit à la vie du patient et celle du droit au respect de sa vie privée et de son
autonomie personnelle.
Le cadre législatif
Les requérants soulèvent l’absence de clarté et de précision de la loi du 22 avril 2005 dont ils
estiment qu’elle ne s’applique pas au cas de Vincent Lambert, qui n’est ni malade, ni en fin de vie. Ils
considèrent également que les notions d’obstination déraisonnable et de traitement pouvant être
arrêté ne sont pas définies par la loi avec suffisamment de précision. Ils contestent en outre le
processus qui a abouti à la décision du médecin du 11 janvier 2014.
La Cour relève que, dans sa décision du 14 février 2014, le Conseil d’État s’est prononcé sur le champ
d’application de la loi, dont il a jugé qu’elle était applicable à tous les usagers du système de santé,
que le patient soit ou non en fin de vie.
Dans la même décision, le Conseil d’État a interprété la notion de traitements susceptibles d’être
arrêtés ou limités. Il a considéré que le législateur avait voulu inclure l’ensemble des actes qui
tendent à assurer de façon artificielle le maintien des fonctions vitales du patient et que
l’alimentation et l’hydratation artificielles faisaient partie de ces actes.
Quant à la notion d’obstination déraisonnable, la Cour relève qu’aux termes de l’article L. 1110-5 du
code de la santé publique, un traitement est constitutif d’une telle obstination lorsqu’il est inutile,
disproportionné ou qu’il n’a « d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie ». C’est ce dernier
critère qui a été appliqué par le Conseil d’État.
Dans sa décision du 24 juin 2014, le Conseil d’État a détaillé les éléments médicaux et non médicaux
à prendre en compte par le médecin pour apprécier si les conditions de l’obstination déraisonnable
étaient réunies, tout en indiquant que chaque situation devait être interprétée dans sa singularité.
La Cour relève que le Conseil d’État a énoncé deux importantes garanties dans cette décision : il a
tout d’abord affirmé que la seule circonstance qu’une personne soit dans un état irréversible
d’inconscience ou de perte d’autonomie la rendant tributaire d’une alimentation et d’une
hydratation artificielles ne caractérisait pas, par elle-même, une situation dans laquelle la poursuite
du traitement apparaîtrait injustifiée. Par ailleurs, il a souligné qu’au cas où la volonté du patient ne
serait pas connue, elle ne pourrait être présumée consister en un refus d’être maintenu en vie.
La Cour considère que les dispositions de la loi du 22 avril 2005, telles qu’interprétées par le Conseil
d’État, constituent un cadre législatif suffisamment clair, aux fins de l’article 2 de la Convention, pour
encadrer de façon précise la décision du médecin dans une situation telle que celle-ci. Elle conclut
donc que l’État français a mis en place un cadre règlementaire propre à assurer la protection de la
vie des patients.
Le processus décisionnel
La Cour souligne que ni l’article 2, ni sa jurisprudence ne peuvent se lire comme imposant des
obligations quant à la procédure à suivre pour arriver à un éventuel accord. Dans les États qui
permettent l’arrêt des traitements et en l’absence de directives anticipées du patient, il existe une
grande variété de modalités quant à la façon dont est prise la décision finale d’arrêt des traitements.
En l’espèce, la Cour observe que la procédure suivie a duré de septembre 2013 à janvier 2014 et
qu’à tous les stades, sa mise en oeuvre a été au-delà des conditions posées par la loi. Elle considère
que l’organisation du processus décisionnel, y compris la désignation de la personne qui prend la
décision finale de l’arrêt des traitements et les modalités de la prise de décision, s’inscrivent dans la
marge d’appréciation de l’État. La Cour constate que la procédure a été menée de façon longue et
méticuleuse, en allant au-delà des conditions posées par la loi, et estime que même si les requérants
sont en désaccord avec son aboutissement, cette procédure a respecté les exigences découlant de
l’article 2 de la Convention.
Les recours juridictionnels dont ont bénéficié les requérants
La Cour note que le Conseil d’État, saisi pour la première fois d’un recours contre une décision
d’arrêt des traitements en vertu de la loi du 22 avril 2005, a apporté d’importantes précisions sur les
pouvoirs du juge des référés dans un tel cas : il peut non seulement suspendre la décision du
médecin, mais encore procéder à un contrôle de légalité complet de cette décision. Par ailleurs,
outre les moyens tirés de la non-conformité de la décision à la loi, il doit examiner les moyens tirés
de l’incompatibilité des dispositions législatives avec la Convention.
En l’espèce, la Cour relève que le Conseil d’État a examiné l’affaire dans sa formation plénière, ce qui
est très inhabituel pour une procédure de référé. Dans sa décision du 14 février 2014, le Conseil
d’État a estimé nécessaire de disposer des informations les plus complètes sur l’état de santé de
Vincent Lambert. Il a ordonné une expertise médicale confiée à trois spécialistes reconnus en
neurosciences. Vu l’ampleur et la difficulté des questions posées par l’affaire, il a demandé à
l’Académie nationale de médecine, au Comité consultatif national d’éthique, au Conseil national de
l’ordre des médecins et à M. Jean Leonetti de lui fournir des observations générales de nature à
l’éclairer notamment sur les notions d’obstination déraisonnable et de maintien artificiel de la vie.
La Cour constate que l’expertise a été menée de façon très approfondie. Dans sa décision du 24 juin
2014, le Conseil d’État a tout d’abord examiné la compatibilité des dispositions pertinentes du code
de la santé publique avec les articles 2, 8, 6 et 7 de la Convention européenne des droits de
l’homme, puis la conformité de la décision prise par le Dr Kariger avec les dispositions du code de la
santé publique. Le contrôle du Conseil d’État a porté sur la régularité de la procédure collégiale et
sur le respect des conditions de fond posées par la loi, conditions qu’il a estimé réunies. Il a jugé que
les conclusions des experts confirmaient celles du Dr Kariger.
La Cour relève qu’après avoir souligné l’importance toute particulière que le médecin doit accorder à
la volonté du malade, le Conseil d’État s’est attaché à établir quels étaient les souhaits de Vincent
Lambert. Ce dernier n’ayant ni rédigé de directives anticipées, ni nommé de personne de confiance,
le Conseil d’État a tenu compte du témoignage de son épouse, Rachel Lambert, laquelle rapportait
de façon précise et datée des propos qu’il avait tenus à plusieurs reprises, dont la teneur était
confirmée par l’un de ses frères, et dont plusieurs des autres frères et soeurs avaient indiqué qu’ils
correspondaient à la personnalité, à l’histoire et aux opinions de leur frère. Pour leur part, les
requérants n’alléguaient pas qu’il aurait tenu des propos contraires. Le Conseil d’État a enfin relevé
que la consultation de la famille prévue par la loi avait eu lieu.
La Cour rappelle que le patient, même hors d’état d’exprimer sa volonté, est celui dont le
consentement doit rester au centre du processus décisionnel.
La Cour relève que, dans un certain nombre de pays, en l’absence de directives anticipées, la volonté
présumée du patient doit être recherchée selon des modalités diverses et rappelle avoir affirmé le
droit de toute personne à refuser de consentir à un traitement qui pourrait avoir pour effet de
prolonger sa vie. En l’espèce, la Cour est d’avis que le Conseil d’État a pu estimer que les
témoignages qui lui étaient soumis étaient suffisamment précis pour établir quels étaient les
souhaits de Vincent Lambert.
Pleinement consciente de l’importance des problèmes soulevés par la présente affaire qui touche à
des questions médicales, juridiques et éthiques de la plus grande complexité, la Cour rappelle que,
dans les circonstances de l’espèce, c’est en premier lieu aux autorités internes qu’il appartenait de
vérifier la conformité de la décision d’arrêt des traitements au droit interne et à la Convention, ainsi
que d’établir les souhaits du patient conformément à la loi nationale.
La Cour a considéré conformes aux exigences de l’article 2 le cadre législatif prévu par le droit
interne, tel qu’interprété par le Conseil d’État, ainsi que le processus décisionnel mené d’une façon
méticuleuse.
Quant aux recours juridictionnels dont ont bénéficié les requérants, la Cour est arrivée à la
conclusion que la présente affaire avait fait l’objet d’un examen approfondi où tous les points de vue
avaient pu s’exprimer et tous les aspects avaient été mûrement pesés tant au vu d’une expertise
médicale détaillée que d’observations générales des plus hautes instances médicales et éthiques. La
Cour conclut que les autorités internes se sont conformées à leurs obligations positives découlant de
l’article 2 de la Convention, compte tenu de la marge d’appréciation dont elles disposaient en
l’espèce et qu’il n’y aurait pas violation de l’article 2 en cas de mise en oeuvre de la décision du
Conseil d’État du 24 juin 2014.
Article 8
Sous l’angle de l’article 8, la Cour considère que le grief soulevé par les requérants est absorbé par
les griefs invoqués au titre de l’article 2. Eu égard à son constat relatif à l’article 2, la Cour estime
qu’il n’y a pas lieu de se prononcer séparément sur ce grief.
Article 6 § 1
À supposer que l’article 6 § 1 soit applicable à la procédure qui a donné lieu à la décision du médecin
du 11 janvier 2014, la Cour estime que les griefs soulevés par les requérants sous l’angle de cet
article, pour autant qu’ils n’ont pas déjà été traités sous l’angle de l’article 2, sont manifestement
mal fondés.
Opinion séparée
Les juges Hajiyev, Šikuta, Tsotsoria, de Gaetano et Griţco ont exprimé une opinion séparée dont le
texte se trouve joint à l’arrêt.
L’arrêt existe en français et en anglais.
1 Les arrêts de Grande Chambre sont définitifs (article 44 de la Convention). Tous les arrêts définitifs sont transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe qui en surveille l’exécution. Pour plus d’informations sur la procédure d’exécution, consulter le site internet : http://www.coe.int/t/dghl/monitoring/execution.
Rédigé par le greffe, le présent communiqué ne lie pas la Cour. Les décisions et arrêts rendus par la Cour, ainsi
que des informations complémentaires au sujet de celle-ci, peuvent être obtenus sur www.echr.coe.int . Pour
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Denis Lambert (tel: + 33 3 90 21 41 09)
Tracey Turner-Tretz (tel: + 33 3 88 41 35 30)
Céline Menu-Lange (tel: + 33 3 90 21 58 77)
Nina Salomon (tel: + 33 3 90 21 49 79)
La Cour européenne des droits de l’homme a été créée à Strasbourg par les États membres du Conseil de
l’Europe en 1959 pour connaître des allégations de violation de la Convention européenne des droits de
l’homme de 1950.
Source : echr.coe.int